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À Mademoiselle Louise Bertin.


Paris, 30 octobre 1832.

Malgré votre défense, mademoiselle, je vous écris encore : il faut que vous me permettiez de vous envelopper de quelques mots le style et l’orthographe de mes marmots. Je ne sais pas où diable Antoni[1] irait chercher le naïf dans l’art, si ces lettres-là ne le ravissaient pas. Quant à moi, elles m’enchantent, je vous le déclare ; je leur laisse la bride sur le cou, et les deux petits lutins vous écrivent tout ce qui leur passe par la tête. Je vous demande pardon pour eux.

Je vous demande aussi pardon pour moi qui ai pris la liberté de vous envoyer de mon style imprimé ces jours passés. C’est votre libretto[2] sur papier de Chine et en trois volumes, que je me suis hasardé à mettre à vos pieds. Il y a par-ci par-là quelques pages nouvelles pour lesquelles je vous demande votre indulgence, si vous les lisez, par aventure.

Il faut que vous me plaigniez, d’abord et beaucoup, d’avoir quitté les Roches, ensuite un peu d’être depuis huit jours dans l’exécrable tohu-bohu d’un déménagement[3], fait à l’aide de ces machines prétendues commodes qui ont aidé tant de pauvres diables à déménager en masse et pour leur dernier logis à l’époque du choléra. Voilà huit jours que je suis dans le chaos, que je cloue et que je martèle, que je suis fait comme un voleur. C’est abominable. Mettez au travers de tout cela mes répétitions où je suis forcé d’aller, et le portrait[4] qu’on peut voir chez Ingres, que j’ai la plus grande envie de voir, et que je n’ai pas encore été voir ! Voilà bien des voir dans la même phrase, mais que voulez-vous, c’est le style d’un garçon tapissier que je vous envoie aujourd’hui.

Jugez si je regrette les Roches, et les douces journées et les douces soirées et les châteaux de cartes, et Jamais dans ces beaux lieux et Phœbus, l’heure t’appelle.

On me joue du 12 au 15 novembre. Adieu, mademoiselle. Il y a une famille qui est heureuse et qui est bonne, et que je porte dans mon cœur,

  1. Antoni Deschamps.
  2. Un exemplaire de Notre-Dame de Paris, roman d’après lequel a été composée la Esmeralda avec la musique de Mlle  Louise Bertin.
  3. Victor Hugo quittait la rue Jean-Goujon pour aller s’installer place Royale, aujourd’hui place des Vosges.
  4. Portrait de M. Bertin l’aîné. Ce portrait est réputé pour être l’un des plus beaux exécutés par le maître peintre dont la réputation est universelle.