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« Monsieur, — j’ai eu le plaisir de vous voir aujourd’hui, ici même, à Dreux, et je me suis demandé si je rêvais !... »

Là-dessus, pour expliquer « le plus bizarre de tous les hasards », il raconte qu’il est venu invité par un de ses amis habitant entre Dreux et Nonancourt ; seulement, cet ami, par une fatalité inouïe, était parti l’avant-veille pour Gap ! Lui Victor, il voudrait bien repartir sur-le-champ pour Paris ; mais il est si connu à Dreux ! il a reçu des invitations, pris des engagements… « Ce qu’il y a de singulier, c’est que je n’ai quitté Paris qu’avec beaucoup de répugnance. Le désir que vous m’aviez montre de me voir absent pendant quelque temps a beaucoup contribué à me décider. Votre conseil a singulièrement tourné. »

La lettre se termine cependant par un cri sincère :

« Je ne serais pas franc si je ne vous disais que la vue inespérée de mademoiselle votre fille m’a fait un vif plaisir. Je ne crains pas de le dire hautement, je l’aime de toute la force de mon âme et, dans mon abandon complet, dans ma profonde douleur, il n’y a que son idée qui puisse encore m’offrir de la joie. »

L’excellent M. Foucher dut sourire devant cette accumulation de merveilleuses coïncidences. Mais que faire vis-à-vis d’un amoureux si tenace et d’un marcheur si déterminé ? Il fallait décidément prendre au sérieux ce jeune homme.

Il le fit venir et eut avec lui une explication en présence de sa fille.

Victor lui demanda résolument la main d’Adèle.

Il peignit naturellement en beau sa situation si terriblement précaire. Il dit qu’il avait devant lui bien assez d’argent pour attendre les événements ; qu’il avait commencé un roman dans le goût de Walter Scott, dont il comptait tirer des sommes ; qu’à raison des services rendus il avait des promesses formelles pour avoir dans un délai prochain une place ou une pension. Pour ce qui était du consentement de son père, si on ne voulait pas trop brusquer les choses, il était sûr de l’obtenir.

Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’au contraire il doutait fort de ce consentement du général, que dominait une influence féminine hostile ; ce qu’il ne dit pas, c’est que, s’il avait tous les droits possibles à une pension du gouvernement royal, il était d’humeur trop fière pour savoir faire valoir ces droits incontestables. Pour le présent, il ne tenait qu’à une chose : gagner du temps. Il comptait que sa persévérance et son énergie feraient le reste.

M. Foucher, convaincu à demi, mais profondément touché de tant de vaillance et gagné d’ailleurs par les instances de sa fille, consentit à recevoir de nouveau Victor dans sa maison. Les fiançailles ne seraient pourtant pas officielles et déclarées. On attendrait pour cela que la position de Victor fût plus nettement et plus sûrement établie. Jusque-là, les jeunes gens se verraient toutes les semaines, mais pas seuls ; on se rencontrerait au Luxembourg ; on irait au spectacle en famille. Cet arrangement provisoire allait créer une situation assez fausse ; mais Victor fut trop heureux de l’accepter. — On n’avait plus que faire à Dreux, tout le monde revint à Paris. La correspondance qui reprit ne fut d’abord, hélas, qu’avec le père. Victor n’y peut plus guère manifester l’ardeur de son amour ; il y montre du moins la fermeté de son caractère.

Les fiancés se revoient assez fréquemment en septembre. Mais bientôt ces entrevues surveillées ne suffisent plus à Victor. Il obtient d’Adèle quelques rencontres au dehors, et la douce correspondance directe se renoue entre eux.