Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affaire a été de solitude, de conscience et d’art. Et je prie monsieur Carrel de faire attention à ceci : destiné à une grande fortune sous l’Empire, l’Empire et la fortune m’ont manqué. Je me suis trouvé à vingt ans marié, père de famille, n’ayant pour tout bien que mon travail et vivant au jour le jour, comme un ouvrier, tandis que Ferdinand VII mangeait mon revenu englobé dans les siens par le séquestre. Or, depuis cette époque, et la chose est peut-être assez rare pour que je m’en glorifie, obligé de vivre et de faire vivre les miens avec ma plume, je l’ai maintenue pure de toute spéculation, libre de tout contrat mercantile. J’ai fait bien ou mal de la littérature, et jamais de la librairie. Pauvre, j’ai cultivé l’art comme un riche, pour l’art, avec plus de souci de l’avenir que du présent. Obligé par le malheur des temps de faire à la fois une œuvre et une besogne, je puis dire que jamais la besogne n’a taché l’œuvre.

Voilà ce que j’eusse dit, avec détail et parce qu’un homme comme lui en vaut la peine, à monsieur Armand Carrel, si j’avais eu l’honneur de le voir. Il est du reste la première personne pour qui j’aie entr’ouvert de la sorte la porte de ma vie intérieure, et je le prie, quoi qu’il pense de cette lettre, de la tenir secrète entre nous deux.

Quant à Hernani, nous en voilà maintenant bien loin, nous voilà, ce me semble, bien plus haut. Je m’occupe beaucoup plus dans cette affaire de monsieur Armand Carrel que du National. Je sais que les journaux peuvent nuire ou servir matériellement ; mais voilà ma vie assurée pour dix-huit mois, et par conséquent le côté matériel de l’affaire m’inquiète peu. Je ne suis pas fâché du reste, en y réfléchissant, de n’avoir point vu monsieur Armand Carrel puisqu’il a encore un article à faire[1]. Je n’aurais pas voulu qu’il me supposât l’intention de l’influencer, et j’espère qu’il n’en a pas eu la pensée. Plus tard, s’il le veut bien, j’irai le chercher, et, quel que soit son article, lui serrer la main.

Quel que soit son article, dis-je, car je lui en saurai toujours un gré extrême. Sévère, il me plaira par sa franchise ; bienveillant, rien ne saurait m’être plus précieux, car l’estime d’un homme supérieur redonne force et courage contre les hommes médiocres.

Victor Hugo[2].
  1. Un deuxième article consacré la préface d’Hernani parut dans le National du 24 mars. Carrel y blâme ce principe : « La liberté dans l’art réclamée aux mêmes titres que la liberté dans la société. Tout le mal est dans cette confusion et M. Hugo est la preuve de toutes les extravagances auxquelles un homme capable de faire de belles choses peut être entraîné par elles. » — Le 29 mars, troisième article, plus violent encore, cette fois sur la pièce même. — Un dernier article où Carrel devait analyser les caractères des personnages était annoncé, mais ne fut pas publié.
  2. Copie faite par Mme Victor Hugo. Archives de la famille de Victor Hugo.