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26 avril.

Sais-tu, Adèle, te rappelles-tu que c’est aujourd’hui l’anniversaire du jour qui a décidé de toute ma vie ? C’est le 26 avril 1819, un soir où j’étais assis à tes pieds, que tu me demandas mon plus grand secret, en me promettant de me dire le tien. Tous les détails de cette enivrante soirée sont dans ma mémoire comme si c’était d’hier, et cependant depuis il s’est écoulé bien des jours de découragement et de malheur. J’hésitai quelques minutes avant de te livrer toute ma vie, puis je t’avouai en tremblant que je t’aimais, et après ta réponse, mon Adèle, j’eus un courage de lion. Je m’attachai avec violence à l’idée d’être quelque chose pour toi, tout mon être fut fortifié, je voyais enfin au moins une certitude sur la terre, celle d’être aimé. Oh ! dis-moi que tu n’as pas oublié cette soirée, dis-moi que tu te la rappelles. Je ne vis au bonheur et au malheur que depuis ce moment-là. N’est-il pas vrai, mon Adèle bien-aimée, que tu ne l’as point oubliée ?

Eh bien ! par une fatalité bizarre que j’admire dans mes moments d’humeur contre Dieu (pardonne), ce fut précisément cet anniversaire de mon bonheur, permets-moi de dire du tien, qui fut choisi pour tout renverser : c’est le 26 avril 1820 que nos familles apprirent ce que nul n’avait le droit de lire dans nos âmes, excepté nous. C’est d’un 26 avril que dataient mes espérances, c’est d’un 26 avril que data mon désespoir ; je n’ai eu qu’une année de bonheur et voici la seconde année de malheur qui commence. Arriverai-je à la troisième ?

Tu ne sais pas, Adèle, et c’est un aveu que je ne puis faire qu’à toi, tu ne sais pas que, le jour où il fut décidé que je ne te verrais plus, j’ai pleuré, oui, pleuré véritablement, comme je n’avais point pleuré depuis dix ans, comme je ne pleurerai sans doute plus. Je supportai une discussion pénible, j’entendis même l’arrêt de notre séparation avec un visage d’airain ; puis, quand tes parents furent partis, ma mère me vit pâle et muet, elle devint plus tendre que jamais, elle essaya de me consoler ; alors je m’enfuis et quand je fus seul, je pleurai amèrement et longtemps.

J’étais resté impassible et glacé tant que je n’avais vu dans ma séparation de toi que la nécessité de mourir ; mais lorsqu’un peu de réflexion m’eut