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fera. Et puis, j’ai vraiment le cœur si plein de douleur, qu’un peu d’épanchement me fera du bien, mon Adèle. Tu ne saurais croire combien, depuis que je t’ai quittée, bien-aimée, le temps me semble long et la distance énorme. Je ne pense qu’avec un grand abattement aux quatorze lieues qui me séparent déjà de toi, aux huit heures que je viens de passer sans te voir. Que sera-ce donc demain ? que sera-ce après-demain, et après ? et après ? Vraiment, mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, prie Dieu qu’il me donne du courage, j’en ai besoin, et ces quinze jours me font l’effet de l’éternité.

Mais je m’aperçois qu’au lieu de te fortifier, c’est moi qui suis faible, et que je t’attriste au lieu de te consoler. Pardonne-moi, Adèle, c’est une chose bien affreuse que de se trouver seul, isolé, environné de visages froids, curieux ou indifférents, sans autre ami que sa bourse, comme je suis en ce moment, lorsqu’on a pris la douce habitude de trouver partout ton sourire tendre et ton regard consolateur.

Je serai demain à Paris, et je t’écrirai sur-le-champ. Aie bien du courage, mon adorée, nourris bien ta petite Didine, qui n’est pas plus ange que toi, donne-lui une ou deux dents pour mon retour, embrasse-la mille fois, embrasse mon excellent père et son excellente femme, je ferai la même commission pour toi dans le même moment à Paris.

Nous avons très bien fait la route jusqu’ici. Les chemins sont superbes, le temps beau quoique froid. Je n’aurai pas chaud cette nuit, mais je penserai à toi, et je brûlerai.

Écris-moi dès demain, à Paris ; je t’enverrai de Paris mon adresse à Reims.

Que tous ces honneurs sont tristes. Bien des gens m’envient ce voyage, et ils ne savent pas combien je suis malheureux de ce bonheur qui me fait des jaloux.

Adieu, chère ange, adieu, mon Adèle, porte-toi bien. Je t’embrasse bien tendrement de bien loin. Ne pleure pas ; ne gâte pas tes jolies joues. Je veux te retrouver fraîche et grasse en arrivant.

Dis à mon père que l’on m’a demandé en route si j’allais rejoindre mon corps, etc. Tout cela à cause du ruban.

Adieu encore, et encore mille baisers et mille caresses.

Ton Victor.

Ouvre mes lettres s’il en vient, et donne-m’en l’analyse en quelques mots. Adieu, adieu encore.

Orléans, 19 mai, 4 heures après-midi[1]
  1. Bibliothèque nationale.