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tu n’aies pas assisté à ce prétendu refus, tu aurais jugé toi-même s’il était possible à un homme d’agir autrement que je ne l’ai fait et peut-être m’apprécierais-tu mieux aujourd’hui ; mais tu n’en as pas été témoin, et je ne te reproche rien. Cependant quelqu’un qui aurait confiance en moi serait disposé à croire, même sans l’avoir vu, que si j’ai accepté un pareil malheur, c’est que je ne pouvais faire autrement. Je ne puis tant exiger de toi. C’est seulement un de mes plus forts motifs pour désirer un moment d’entretien avec toi, que le désir de détruire toutes les préventions qu’on a dû t’inspirer contre ton mari. Les lettres ne servent à rien, parce que, même en lisant, tu réponds en toi-même à tout ce que je t’écris, et que je ne suis point là pour répliquer.

Qu’il t’est bien plus facile, Adèle, de te justifier auprès de moi ! Tu n’as qu’à me dire que tu m’aimes toujours, et tout est oublié.

Tu me dis que tu crois au moins que si je ne cherche pas à revenir à présent chez toi, c’est que je ne le puis plus. Adèle, ma chère Adèle, si tu crois que je le puisse, indique-moi un moyen quelconque d’y parvenir, et s’il est honorablement possible, je serai content de l’essayer. Je serais si heureux de te revoir encore avec l’assentiment de tes parents, de passer près de toi mes soirées, de t’accompagner dans tes promenades, de te conduire partout, de te servir dans tous tes désirs ; conçois-tu avec quelle joie j’échangerais contre tant de bonheur ma perpétuelle solitude ?

Le grand obstacle est l’éloignement de nos familles. Nos parents se sont en quelque sorte brouillés sans que je sache trop pourquoi ; et il me semble aujourd’hui bien difficile et même impossible de les rapprocher. Vois, réfléchis, peut-être finiras-tu encore par penser qu’il faut attendre, et c’est ce qui me désespère. Aussi je veux avant peu être assez indépendant par moi-même pour que les miens n’aient rien à me refuser. Alors, mon Adèle, tu seras à moi, et je veux que ce soit avant peu ; je ne travaille, je ne vis que pour cela. Tu ne conçois pas avec quelle ivresse j’écris ces mots tu seras à moi, moi qui donnerais toute ma vie pour un an, pour un mois de bonheur passé avec ma femme.

Je ne réponds pas à ce que tu me dis de mon mépris[1], etc. Comment as-tu pu écrire cela ? Si tu m’estimais toi-même un peu, me croirais-tu capable d’aimer un être que je mépriserais ? Apprécie-toi donc toi-même, songe

  1. « ...Si tu ne me vois plus, ne m’oublie pas, pense toujours à ton Adèle, songe qu’elle s’occupe continuellement de toi, que je supporterai tout, hors ton mépris. Certes j’aurais dû t’aimer sans te le dire et agir avec toi comme si tu m’étais indifférent ; mais je t’aimais trop pour cela et je t’aime trop encore pour faire ce que je devrais ; si tu lisais dans mon âme, tu verrais que tout mon crime est de t’aimer et que je pense tout aussi bien qu’une autre... Je ne sais si tu pourras lire car j’écris sans y voir et sur mes genoux. »