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un peu, je leur dois tant. En ce moment même, elles m’arrachent au tourbillon du petit monde d’une petite ville pour me faire un isolement où je puis me livrer tout entier à de tristes et douces affections. À défaut de bonheur, je dois aux muses d’heureuses illusions, il me semble dans ma retraite que je suis près de deux êtres qui rempliront toute ma vie, quoique l’un vive loin de moi et que l’autre ne vive plus. Mon existence matérielle est trop vide et trop abandonnée pour que je ne cherche pas à me créer une existence idéale, peuplée de ceux qui me sont chers. Grâce aux lettres, je le puis.

Pardon : je me montre à vous tel que je suis avec mes amis les plus près de mon âme, avec des amis qui partagent mes goûts et sourient à mes rêves, mais quand j’écris à un père occupé du bonheur de sa fille, n’est-ce pas comme si j’écrivais à un poëte enfantant une idée généreuse ?

Non, quel que soit l’avenir, quels que soient les événements, ne perdons point l’espérance : l’espérance est une vertu. Faisons tout pour être heureux noblement, et si nous échouons, nous n’aurons de reproches à faire qu’au bon Dieu. Ne vous effrayez pas de l’exaltation de mes idées. Songez que je viens d’éprouver un immense malheur, que je vois mon sort mis en question, et que je ne manque pas de sérénité. Peut-être eût-il mieux valu pour Mlle  votre fille qu’elle se fût attachée à un homme adroit et souple[1], prompt à tendre la main à la fortune et à demander grâce aux événements, à l’un de ces hommes commodes qui ferment les yeux devant le danger pour ne pas être contraints de le combattre et se croient heureux en somme parce qu’ils sont obscurs. Cependant un tel homme l’eût-il aimée comme elle mérite de l’être ? Y a-t-il tendresse véritable sans énergie ? Je lui présente ces questions en tremblant, parce que je sais que je ne lui offre d’autre gage de bonheur qu’un indicible désir de la rendre heureuse. Si l’enthousiasme de mon affection l’épouvante, c’est qu’il ne lui sera pas difficile de m’oublier. Je ne force personne à m’aimer ; mais quand on m’aime, je reçois un peu d’amour avec une inexprimable reconnaissance. Ces réflexions n’ont rien d’affligeant pour elle ; je me verrais effacé de son souvenir, qu’elle ne serait ni moins pure, ni moins généreuse à mes yeux. Je croirais seulement qu’elle a trouvé un plus digne, et je m’avoue à moi-même que ce n’est pas difficile. — Néanmoins je crois fermement à sa constance, parce que je veux croire au bonheur.

Je serai de retour dans huit ou dix jours. Mon père doit venir à Paris vers la mi-août. Vient-il en ami ou en ennemi ? Qu’il vienne toujours, nous

  1. Réponse de M. Foucher, 4 août : « Un homme souple est un fort vilain hôte dans une famille. »