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excuserez la longueur de celle-ci, car vous devez connaître le profond et inaltérable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble serviteur.

Victor.-M. Hugo.

Mon adresse est changée. Je demeure maintenant rue de Mézières, n° 10 (faubourg Saint-Germain). M. Soumet me charge de le rappeler à votre souvenir ; mais un poëte tel qu’Alexandre Soumet n’a besoin d’être rappelé au souvenir de personne.


Monsieur le comte Alfred de Vigny,
au 5e régiment de la Garde Royale, Rouen.


[21 avril 1821.]

Votre lettre est du 18, Alfred, et je vous réponds le 21 ! Trois jours seulement nous séparent et ces trois jours sont comme trois ans ; qu’importent les distances, la séparation est tout. Trente lieues qui nous empêchent de nous voir nous séparent autant que mille. Il faut être auprès de ses amis pour jouir d’eux. Dès qu’on est éloigné, calcule-t-on le plus ou le moins ? Aussi, mon cher ami, la proximité du lieu de votre exil ne me console-t-elle de votre absence qu’en ce que vous serez plus tôt revenu. Du reste, il suffit que nous ne soyons plus ensemble pour que je sois triste, et je vous assure que je plaindrais ceux qui vivraient après vous si le soleil qui se lèvera sur votre tombeau n’est pas plus brillant que l’ami qui reste après votre départ n’est joyeux[1].

Votre lettre m’a trouvé ici, accablé, fatigué, tourmenté, et ce qui est plus que tout cela, ennuyé ; vous concevez combien je l’ai sentie vivement et quel bonheur elle a été pour moi ; je l’ai relue mot par mot comme un mendiant compte pièce à pièce la bourse d’or qu’il a trouvée. J’ai vu avec un vif plaisir que vous pensiez encore à moi, puisque vous m’écriviez, et que vous faisiez aussi mieux que de penser à moi, puisque vous faisiez des vers. Cependant cela m’a encore plongé dans le supplice de Tantale ; quoi ! il n’y a que trente lieues qui nous séparent, et ces vers, je ne les entendrai pas ! Pourquoi donc avons-nous des pieds et non des racines, si nous sommes fixés comme de misérables plantes à un point que nous ne pouvons quitter ?

  1. « ... Le même sentiment de peine que j’ai ressenti la première fois que me vint l’idée du soleil continuant à se lever et à se coucher sur mon tombeau, me revient quand je songe que mes amis continuent vivre ensemble quand je ne suis plus parmi eux. » Lettre inédite d’Alfred de Vigny, 18 avril