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compter tous les embarras qu’entraînent beaucoup d’amis et surtout de connaissances, les employer à quatre affaires sérieuses, mes deux pensions, mon recueil et mon roman. Tous ces ennuis, quelque multipliés qu’ils soient, ne sont rien, puisqu’ils me conduiront au bonheur d’être à toi. Mais ils m’empêchent de t’écrire aussi souvent et aussi longuement que je voudrais, et c’est déjà me faire acheter le grand bonheur qu’ils me promettent par la privation d’un grand bonheur. Tu ne saurais te figurer, Adèle, combien c’est une chose singulière d’être obligé de se livrer ainsi à tant d’occupations diverses lorsqu’on ne peut avoir qu’une pensée. Il me semble qu’on devrait être dispensé de vaquer à tous les soins fastidieux de la vie quand l’âme habite une autre sphère, une sphère d’enthousiasme, d’enchantement et d’amour. Voilà le sentiment dont tu remplis ma pensée, voilà le monde d’idées que tu as créé pour ton Victor, Adèle, mon Adèle adorée, et qui sait ? tu lui reprocheras peut-être encore ce soir de ne pas t’aimer !


Vendredi matin.

Si tu savais après quelle incertitude et avec quelle peine je suis allé avant-hier soir à ce triste théâtre où je ne devais pas te voir, tu ne me dirais pas, chère amie, ce que tu m’as dit hier au soir. Adèle, c’est à moi de me plaindre, à moi à qui tu n’as pas dit ce que tu sentais quand je t’ai demandé à plusieurs reprises s’il fallait m’imposer ce chagrin pour faire plaisir à mon amie. J’ai dû croire que l’emploi du reste de ma soirée t’était indifférent, et sacrifier mes propres désirs à ceux auxquels je n’aurais, certes, pas sacrifié les tiens. Pardonne-moi, mon Adèle, de n’avoir pas eu plus de présomption, n’ai-je pas aussi à te pardonner de n’avoir pas eu plus de franchise ? pourquoi, Adèle, ne pas nous rendre mutuellement compte de nos impressions sans hésitation et sans détour ? Est-ce qu’il doit y avoir dans nos cœurs une pensée de l’un qui soit cachée à l’autre ? Hélas ! malheur à nous s’il en est jamais ainsi ! Vois si ton Victor te dissimule une seule des émotions qui lui viennent de toi, soit douce, soit douloureuse. Je me croirais coupable d’agir ainsi. Mon plus grand désir, en toute occasion, serait que tu pusses connaître mon âme comme tu connais la tienne. Tu ne me ferais pas si souvent des reproches cruels. Tu saurais qu’il n’est pas, je ne dis pas une seule des émotions de mon cœur, mais un seul des mouvements de tout mon être qui ne soit dirigé vers toi. Même absente, je te cherche de l’âme et du regard, quelquefois je t’appelle à haute voix avec des transports convulsifs, si j’apprends que je puisse te voir passer de loin dans quelque rue, rien ne m’arrête et je reste des heures entières à épier ton passage, souvent