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Dix heures du soir.

Tu ne sais pas, ange, tu ne sais pas, ma bien-aimée Adèle, avec quel profond sentiment de douleur je t’écris, maintenant que je suis seul, seul avec moi-même et avec l’idée que ce sont d’autres soins que les miens, d’autres caresses que les miennes qui soulageront tes souffrances, qui tariront des larmes dont je suis cause. Hélas ! je suis bien à plaindre, moi qui suis seul à dévorer mes peines, moi qui te fais pleurer, Adèle, et ne puis te consoler. Ô mon Adèle, que ne puis-je arracher en ce moment mon cœur pour te le montrer à nu, tu verrais si c’est une torture cruelle pour un étranger, pour un orphelin qui a attaché toute son existence à un seul être, qui l’aime d’un amour infini, qui donnerait toute sa vie pour un de ses sourires ou pour une de ses larmes, de faire couler les pleurs de cet ange et d’être le seul auquel on refuse le droit de les essuyer de ses baisers ou de les laver de son sang.

Que fais-tu dans ce moment, mon ange adoré ? tu pleures, tu souffres, et c’est pour moi et je ne suis pas là ! Plains-moi, car n’est-il pas vrai que je suis encore plus malheureux que toi ? Toutes mes douleurs restent sur moi, mais je les voudrais mille fois plus pesantes et plus amères encore pour t’épargner, à toi, bien-aimée Adèle, la moindre contrariété. Oh ! avec quelle vérité je ne cesse de m’offrir à chaque instant tout entier en sacrifice pour la moindre partie de ton être ! je considère ton bonheur comme le but de ma vie ; je ne suis sur la terre que ton bouclier ; ma tâche n’est pas comme celle de tous les autres hommes de songer à mon repos et à ma félicité personnelle, mais uniquement de détourner sur moi tous les chagrins qui te seraient destinés. Juge, chère amie, de ce que je dois éprouver quand je vois qu’au lieu de te garantir de quelques souffrances, j’en attire sur toi de nouvelles.

Ainsi l’inquiétude que tu m’as avouée avec une tendresse angélique qui m’aurait enivré de bonheur dans tout autre instant, n’est pas la seule cause de tes larmes. Adèle, je dois pour ma punition m’accuser devant toi de ce que ta générosité n’a pas voulu me reprocher. Je veux parler de ma conduite avec toi depuis l’heure du dîner. Je n’essaierai pas de me justifier, je me condamne sans appel, puisque tu as pleuré. Cependant écoute, et tu vas