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ne m’y appesantirai donc pas. Je te dirai seulement que jamais je n’ai entendu ma mère parler de ta famille ou de toi avec colère à un étranger ; au contraire, elle ne se servait que de paroles d’estime et d’amitié quand le hasard mêlait votre nom à une conversation, ce qui à la vérité arrivait très rarement. Je te dirai encore avec la même franchise que lorsque ma mère était seule avec moi, et qu’elle me voyait toujours triste, morne et abattu, elle exhalait quelquefois sa douleur en plaintes contre moi et contre toi ; mais dès qu’elle s’apercevait que ma tristesse ne faisait qu’en redoubler, elle se taisait. Je conviens encore qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu loyalement pour te bannir de mon souvenir ; elle a cherché à me livrer aux dissipations du monde ; elle aurait voulu que je m’enivrasse des jouissances de l’amour-propre ; pauvre mère ! elle-même avait mis dans mon cœur le dédain du monde et le mépris du faux orgueil. Elle voyait bien que tout échouait sur moi, parce que j’avais placé ma vie ailleurs que dans les joies qui passent et les plaisirs qui s’évanouissent. Je ne parlais jamais de toi, mais elle lisait dans mes yeux que j’y pensais sans cesse. Pourquoi cette noble mère a-t-elle été ambitieuse pour moi ? Pourquoi a-t-elle rêvé pour son fils une prospérité qui n’est pas le bonheur ? Cette sagesse lui a manqué entre toutes les sagesses qui réglaient sa conduite, elle a oublié que l’âme ne se nourrit pas de richesses et d’honneurs et que la vie perd toujours en félicité ce qu’elle gagne en éclat. Ce sera une grande leçon pour moi un jour que cette erreur de ma mère. Je ne préférerai point les projets calculés et les froides espérances que mon âge mûr aura conçus pour mes enfants à leurs affections, aux penchants qui s’empareront de leurs cœurs, pourvu toutefois que je sois sûr de la pureté de ces penchants et de la noblesse de ces affections. Je tâcherai de les diriger d’après mon expérience pour leur plus grand bonheur, mais jamais je n’essaierai de détruire ce qui est indestructible, un amour vertueux dans un être pur. Adèle, ma bien-aimée Adèle, tu partageras ces soins, tu m’aideras de tes conseils, et si jamais (ce qui est impossible) j’oubliais ce que je dis ici et que je voulusse sévir contre une passion innocente, tu me rappellerais, toi, ma douce Adèle, ce que le mari de vingt ans promettait pour le père de quarante. Ce sera, n’est-il pas vrai ? une chose ravissante que d’étudier chez nos enfants les progrès de ce que nous aurons éprouvé nous-mêmes, de les voir recommencer doucement toute l’histoire de notre jeunesse. Alors, chère amie, nous pourrons dire, comme ma noble mère, que nos souffrances feront leur bonheur. Adieu, mon Adèle, je vais te voir dans quelques instants. Ce soir j’habiterai sous le même toit que toi. Embrasse-moi pour tant de bonheur, adieu, ma femme, adieu, mon Adèle adorée, je t’embrasse mille et mille fois.

Ton fidèle Victor.