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parleront s’ils le jugent à propos, mais je ne quêterai pas leurs louanges comme une aumône. À cela on m’objecte qu’il est prouvé que les journaux peuvent faire le succès d’un mauvais ouvrage ou empêcher celui d’un chef-d’œuvre. Je réponds par des exemples que le tour qu’ils jouent au public n’a pas de longs effets et que le temps remet tout à sa place ; ensuite, il m’est bien plus prouvé encore que l’homme qui va dire à un autre : Louez-moi, fait une chose méprisable ; s’il invoque l’usage, je réponds que l’usage est méprisable ; et, juge-moi, mon Adèle, ai-je tort ?

D’ailleurs jusqu’ici je n’ai pas fait un pas pour moi près d’un journaliste, et c’est peut-être pour cela que les journalistes me témoignent quelque considération. On respecte celui qui se respecte. Je suis sûr, chère amie, que tu vas trouver ces idées toutes simples. Hé bien, croirais-tu qu’elles semblent extravagantes à une foule de gens qui ne sont pourtant ni fous, ni vils ? C’est ainsi que le monde adopte mille bienséances de convention qui en principe sont souvent stupides lorsqu’elles ne sont pas révoltantes.

Et pour te parler ici d’un sujet qui nous intéresse tous deux, y a-t-il rien de plus ridicule que les prétendues convenances dont on environne la sainte cérémonie du mariage ? Dès le matin, on est assailli, fêté, ennuyé ; on appartient à tous les indifférents, à tout le monde excepté à l’être que l’on aime et dont on est le bien. Il faut absolument parler haut, rire aux éclats, comme si l’on pouvait plaisanter dans le bonheur. L’homme vraiment et profondément heureux est grave et serein, il ne se montre pas gai ; que lui importe tout ce qui l’entoure, il jouit en lui, il jouit en une autre encore, mais voilà tout. Quand l’âme est ainsi inondée de félicité, elle craint de l’épancher au dehors ; elle ne cherche pas à échauffer les indifférents de sa joie ; elle n’est expansive qu’avec l’âme qui lui répond et qui éprouve le même bonheur qu’elle. Les grandes émotions, Adèle, sont muettes. Le bonheur parfait ne rit pas ; le malheur complet ne pleure pas.

Ces mystères intimes de notre organisation morale, chère amie, te sont aussi connus qu’à moi ; mais il est étonnant qu’ils aient été révélés à si peu d’hommes. C’est que parmi nous l’esprit social altère l’âme naturelle. Ainsi, par exemple, au lieu d’envelopper d’ombre et de silence le bonheur de deux jeunes époux, il semble qu’on n’ait pas assez de lumière et de bruit pour le troubler, et le troubler c’est le profaner. Qu’importent les fêtes, les banquets et les danses à deux cœurs qui s’aiment et qu’on unit ! Tout cela ajoute-t-il quelque bonheur à celui du mariage ? N’est-il pas odieux qu’un ramas d’hommes souvent pleins de vice et de turpitude sachent précisément à quelle heure la vierge deviendra épouse ? et qu’ils mêlent même de loin leurs conjectures grossièrement plaisantes aux plaisirs les plus permis et les plus sacrés ?