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Le tableau que tu me présentes de notre bonheur à Gentilly[1] m’a ému et transporté, quoiqu’il fût déjà tout entier dans mon attente et dans mon espérance. Tu dois croire, mon Adèle bien-aimée, que mon imagination n’a pas été moins prompte que la tienne à me représenter cette félicité. Elle me semble si grande qu’en vérité, accoutumé que je suis à souffrir toujours de malheurs inattendus, je regarde soigneusement et presque avec crainte dans l’avenir si je puis me confier à toute ma joie. Tout jeune que je suis, la douleur est pour moi une vieille connaissance avec laquelle il me serait maintenant bien cruel de renouer. C’est que je n’ai, moi, que de terribles résignations. Ne parlons plus de cela, à quoi bon se former des orages quand on est sous un ciel si pur et si beau ? Le passé est passé, ne le ramenons pas à nous de force pour le mêler à notre avenir.

Adèle, tu as un Victor qui t’aime comme jamais femme ne fut aimée, qui est un homme et sait qu’on n’arrive au bonheur que par le travail et le danger ; aie donc de la joie et du courage. Dans la vie, tu seras mon appui moral, et je serai ton appui physique. Va, nous ne chancellerons ni l’un ni l’autre. Un regard de toi me conduirait à tout, il m’élèverait au ciel comme il me précipiterait dans un abîme. Oui, chère amie, sois fière, car voilà la puissance que tu exerces, et que tu exerces sur un homme qui sentait la nécessité d’être homme lorsqu’il était encore enfant. L’immense supériorité que tu as sur moi ne m’épouvante pas, parce qu’elle m’inspire la force de franchir cet intervalle. Puisque mon être est lié au tien, il faut bien qu’il marche près du tien et digne du tien, peu d’oreilles humaines comprendraient le langage que je te parle ici, mais je ne sais personne au monde qui soit plus que toi digne qu’on lui parle avec l’âme et le cœur.


Samedi (23 mars).

Ainsi je te verrai tous les jours, ainsi nous habiterons sous le même toit en attendant mieux encore. Ainsi chaque matin en me levant je pourrai voir les premiers rayons du soleil se réfléchir sur les vitres derrière lesquelles dormira ce que j’ai de plus cher et de plus précieux au monde. Je serai là

  1. « Tu vas donc venir à Gentilly ! Comme j’en serai heureuse !... Nous aurons souvent des contrariétés, mais nous les supporterons parce que nous serons sous le même toit et je serai si contente de savoir que tu es si près de moi. Je te verrai tous les jours, tous les jours je te parlerai. Quand nous aurons des discussions nous serons moins longtemps fâchés. Lorsque je serai dans le jardin et que tu seras à ton colombier, nous nous dirons bonjour. Tu vas rire de mes projets et si tu t’en moques, je me brouillerai avec toi. » (Reçue le mardi 19 mars 1822.)