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Jeudi, neuf heures et demie du soir (21 mars).

Si tu savais comment s’est écoulée ma soirée jusqu’à cette heure, tu te rirais peut-être de moi. Mais non, car je ne doute pas que tu ne sois digne d’être aimée ainsi. Pendant que tu penses à tout autre chose à cette soirée, je vais t’écrire, et certainement quelque bonheur que tu puisses trouver là, le mien sera plus grand que le tien.

Je ne te parle pas, Adèle, de cette soirée[1], tu y es allée, il suffit. Sois tranquille, chère amie. Jamais tu n’auras à craindre cette tyrannie dont tu parlais aujourd’hui, jamais, sous prétexte qu’il ne sera pas partagé par moi, je ne te priverai d’un amusement, je ne pourrai même avoir un instant cette pensée, car du jour où tu te seras créé des plaisirs hors de notre bonheur, tout sera fini pour moi, tu ne m’aimeras plus, et à cela qu’aurais-je à dire ? Pour moi, quand je m’abstiens d’un bal ou d’une fête où je ne te trouverais pas, je t’avoue que je n’y ai aucun mérite ; je fais précisément tout le contraire d’un sacrifice. Il me serait insupportable d’aller dans un lieu de joie où celle qui fait ma seule joie ne serait pas, où je n’éprouverais que l’ennui de ton absence ; alors en restant chez moi j’obéis à un égoïsme, qui est tout simplement la conséquence de mon amour pour toi. Aussi, je me garde bien de te parler de si peu de chose, cependant, Adèle, si tu connaissais cette partie extérieure et publique de ma vie dont tu ne peux avoir qu’une idée très imparfaite, peut-être trouverais-tu que je t’immole des jouissances. Mais comme je ne goûte qu’une jouissance au monde, toutes les autres, quelles qu’elles soient, ne sont rien pour moi. Une fois seulement et tout récemment j’ai accepté une invitation de bal et je t’ai dit pour quelles considérations. Néanmoins en l’acceptant, il était de mon devoir de t’en parler. Tu me fis une observation qui était fort juste, c’est que tu n’y serais pas. C’est précisément pour cela que je t’en parlais. Quoique tu n’aies pas toujours jusqu’ici pensé de même, tu daignas me dire qu’il te serait moralement impossible d’aller

  1. « ... Nous sommes invités à aller en soirée d’écarté chez Madame Carlier jeudi… Il m’est fâcheux de voir jouer et que tu n’y sois pas… Je serai malheureuse de ne pas t’avoir près de moi… J’ai fait des observations à maman pour n’y pas aller ; maman m’a répondu qu’elle ordonnait que j’y allasse, qu’elle ne me laisserait pas seule chez nous et qu’il fallait savoir s’ennuyer pour ses parents. » (Reçue le mardi 19 mars 1822.)