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je tremble d’être brusquement réveillé de ce beau songe divin. Oh ! tu es donc à moi, tu es donc à moi ! Bientôt, dans quelques mois peut-être, cet ange dormira dans mes bras, s’éveillera, vivra dans mes bras, toutes ses pensées, tous ses instants, tous ses regards seront à moi ! toutes mes pensées, tous mes instants, tous mes regards seront à elle, mon Adèle !...

Ah ! je puis donc enfin quelque chose sur mon avenir. Avec tant d’espérance, quel courage n’aurai-je pas ! Avec tant de courage, quel succès n’obtiendrai-je pas ! De quel fardeau je suis soulagé ! Comment ! ce n’est que d’avant-hier ! Il me semble qu’il y a déjà longtemps que mon bonheur est à moi. J’ai tant senti dans ces deux jours !

Et ta lettre de mercredi soir ! Comment t’en remercier, mon Adèle ? Je ne croyais pas qu’en un pareil moment rien pût ajouter à mon bonheur, ta lettre m’a fait éprouver que cette émotion de l’amour et de la joie n’a pas de bornes dans le cœur humain. Quelle épouse noble, tendre et dévouée m’est destinée ! Comment te mériterai-je jamais, Adèle ! Je ne suis que néant près de toi. Autant je relève la tête devant tout autre, autant je m’abaisse avec respect devant toi. Ainsi donc tu m’appartiendras ! Ainsi je suis appelé sur la terre à une félicité céleste ! Je te vois jeune épouse, puis jeune mère, et toujours la même, toujours mon Adèle, aussi tendre, aussi adorée dans la chasteté du mariage qu’elle l’aura été dans la virginité du premier amour. Chère amie, dis-moi, réponds-moi, conçois-tu ce bonheur, un amour immortel dans une union éternelle ! Hé bien, ce sera le nôtre.

Ce matin, j’ai répondu à mon père. Il n’y a dans sa lettre que deux mots affligeants, ceux qui annoncent ses nouveaux liens. Ma mère a pu lire ce que je lui ai écrit ce matin, mon enivrement ne m’a point fait oublier mon deuil ; tu ne peux m’en blâmer, ma noble amie. D’ailleurs, j’espère avoir tout concilié. Je suis son fils et ton mari. Tout mon devoir est là.

Je n’oublie pas que tu m’as dit que le compte de ma semaine ne serait pas sans intérêt pour toi. Je t’avouerai que jusqu’à mercredi j’ai essayé inutilement de travailler. Les heures s’écoulaient à lutter contre l’extrême agitation de mon esprit. J’étais plein de celle que je craignais de perdre, et toutes mes idées s’arrêtaient là. Hier, j’ai pu travailler. Aujourd’hui, j’ai passé tout le jour à courir les ministères, métier que je dois recommencer demain, après avoir donné toute la matinée au travail. La soirée sera bien heureuse.

Mon Adèle, c’est maintenant qu’aucun obstacle ne me rebutera, ni dans mes travaux, ni dans mes demandes. Chaque pas que je ferai dans ces deux routes me rapprochera de toi. Comment me sembleraient-elles pénibles ? ne me fais pas l’injure de penser cela, je t’en supplie. Qu’est-ce qu’un peu de peine pour conquérir tant de bonheur ? N’ai-je pas mille fois offert au ciel de l’acheter de mon sang ? Oh ! que je suis, que je serai heureux !