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Samedi, 19 février[1].

Depuis deux jours, mon Adèle, j’ai lu cette lettre[2] qui te donne encore plus de droits sur moi qu’elle ne m’en donne sur toi, depuis deux jours je médite ma réponse sans avoir pu parvenir à mettre en ordre mes idées. Tes plaintes, tes tourments, ta résignation généreuse m’ont profondément ému. Moi seul, ma douce amie, moi seul je suis la misérable cause de tout ce que tu souffres, et cette seule pensée qui me ronge suffirait pour me rendre plus à plaindre que toi. Non, tu n’es pas, tu n’as jamais été coupable, tu es malheureuse par ma faute, et si le ciel est juste, j’espère être le seul puni. Je vais essayer de tracer à la hâte quelques lignes moins incohérentes que celles que tu viens de lire, je voudrais que tu me comprisses et je ne me comprends pas moi-même. Va, mon Adèle, je suis bien malheureux. Au milieu du tumulte de mes sentiments, je ne puis distinguer qu’une chose, c’est une passion insurmontable. Je regrette d’avoir[3]           mais j’ai des torts bien plus graves à regretter. Remarque, chère amie, que ce qui devient des torts, aujourd’hui que les conséquences me condamnent, aurait pu faire notre bonheur et mériter un tout autre nom, aussi je ne saurais m’accuser que d’imprévoyance, ma conscience est pure. Quant à toi, je ne conçois même pas que tu puisses te faire un reproche, sois donc tranquille, ne pleure plus et dors mieux que moi.

J’ai mille choses à te dire et je ne sais par où commencer. Tu es en droit de me demander des avis, ce n’est point[4]          , tu es en droit d’exiger de ton mari des sacrifices, et c’est à moi de faire mon devoir. Cependant, tu l’as senti comme moi, il me serait maintenant impossible de vivre sans être aimé de toi, et cesser de te voir serait me condamner à une mort lente, mais inévitable. Je m’en aperçois bien tard, ta vue et ton affection sont aujourd’hui nécessaires à mon existence, et nous ne devons pas encore tellement désespérer d’être heureux, pour qu’il soit temps

  1. Inédite.
  2. Dans cette lettre, Adèle met Victor au courant des reproches que lui a adressés sa mère : « Elle me déclara qu’elle était très mécontente de ma préférence exclusive pour toi et qu’elle se verrait forcée de prendre un parti quelconque ». Elle demande à Victor un conseil, un avis : « Prends pitié de moi, car en vérité, je suis réellement malheureuse ».
  3. Quelques mots illisibles dans la pliure de cette lettre écrite au crayon.
  4. Deux mots illisibles.