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Lundi (11 mars).

Toutes mes idées sont confuses et en désordre dans ma tête ; la soirée d’hier, le dévouement, les paroles tendres de mon Adèle bien-aimée me jettent dans une douce et triste rêverie, dont je voudrais pouvoir fixer sur ce papier la vague émotion, afin de te montrer en quel état je suis loin de toi. Ton image ne m’apporterait que de la joie si avec les souvenirs de notre passé elle ne ramenait les pressentiments de notre avenir.

Je viens de prendre tes cheveux car dans le grand et fatal doute qui m’obsède depuis trois jours j’avais besoin d’une réalité qui vînt de toi, d’un gage palpable de cet amour angélique auquel tu m’as permis de croire. Seul un instant, j’ai couvert tes cheveux de baisers, il me semblait en les pressant sur mes lèvres que tu étais moins absente ; il me semblait que je ne sais quelle communication mystérieuse s’établissait peut-être au moyen de ces cheveux bien-aimés entre nos deux âmes séparées. Ne souris pas, Adèle, du délire où je m’égare. Hélas ! si peu d’heures dans ma vie se passent près de toi, chère amie, que je suis contraint souvent de chercher, soit en baisant tes cheveux, soit en relisant tes lettres, un moyen d’apaiser cet immense besoin de toi qui me dévore. C’est par ces moyens artificiels que je vivais pendant notre longue séparation, et puis l’espérance restait toujours devant mes yeux.

L’espérance !... Dans huit jours, dans trois jours, qui sait s’il m’en restera quelque chose ? Pourquoi la destinée change-t-elle quand le cœur ne peut changer ? Enfin, quelque sort qui se présente, Adèle, je l’attends de pied ferme ; je me souviendrai que tu as daigné m’aimer, et que n’affronterais-je pas avec cette pensée ? On a d’ailleurs toujours une porte ouverte pour sortir du malheur, et du jour où la dernière espérance me sera enlevée, je fuirai par là. J’irai commencer une autre vie, qui, tout amère qu’elle soit, ne le sera pas certainement autant que celle-ci, sans toi. Adieu pour aujourd’hui. Oh ! que j’ai soif de te voir !


Mercredi, 3 heures et demie (13 mars).

Adèle, mon Adèle ! je suis ivre de joie. Ma première émotion doit être pour toi. J’avais passé huit jours à me préparer à un grand malheur, c’est le bonheur qui vient ! — Il n’y a qu’un nuage. Adieu pour quelques heures ; je te porterai dès ce soir cette lettre, ma bien-aimée et trop généreuse Adèle.