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Dimanche, 10 h. 1/2 du matin (10 mars).

Puisque je ne puis te voir, ma douce et généreuse Adèle, du moins vais-je t’écrire. Je rentre, le cœur gonflé de reconnaissance pour toi et d’un sentiment que je ne qualifierai pas de peur de t’affliger, contre ceux qui te font ainsi pleurer. Pendant que j’étais près de toi debout et en apparence calme et froid, mon Adèle, je bouillais d’impatience et d’indignation, laisse-moi dire le mot. Te voir tourmenter de la sorte sans but, toi la plus tendre et la meilleure des filles, non, je ne sais comment je me suis contenu. J’aurais voulu élever hautement la voix, te protéger, te défendre de toute ma force et de toute ma colère. Oh ! que cela m’eût soulagé ! Je ne serais pas ici maintenant oppressé, car toutes les larmes que je n’ai pu verser avec les tiennes, toutes les paroles que je n’ai pu dire pour toi me sont retombées sur le cœur et m’étouffent. Adèle, cependant ta mère est bonne, mais elle ne voit ni de haut, ni de loin, elle n’est jamais à ton élévation, en cela elle ressemble à toutes les femmes ; c’est ce que je lui pardonnerai toujours de grand cœur, excepté quand cette médiocrité d’esprit la conduira comme aujourd’hui, à tourmenter mon Adèle, ma noble, mon excellente, ma bien-aimée Adèle, celle au delà de laquelle il n’est pour moi ni bonheur, ni vertu dans la vie ; car je suis attaché à toi, ange, par tous les points de mon âme, et chez moi tout ce qui aime la vertu comme tout ce qui veut le bonheur est à mon Adèle, mon Adèle adorée. Aussi les liens qui m’unissent à toi sur la terre ne se briseront que lorsque tous les autres liens de la vie se rompront, et alors mon âme libre sera encore et plus que jamais à toi.

Qu’il m’eût été doux de te défendre, de te venger aujourd’hui ! Mais je n’osais pas plus lever la tête pour te défendre que tomber à tes pieds pour te consoler. J’aurais craint d’accroître la colère de ta mère et de voir se tourner sur toi ce qu’elle aurait peut-être hésité à diriger vers moi. Pourtant, chère amie, c’est avec bien de la joie que j’aurais fait le sacrifice de toute fierté, si à ce prix j’avais pu racheter le chagrin que tu souffrais ; j’aurais volontiers subi moi-même toute cette colère, pour la détourner de toi. Mais la crainte de tout gâter en m’en mêlant m’a retenu. Du moins, chère amie, si ma reconnaissance et ma profonde approbation peuvent te consoler de quelque chose, tu les as dans toute leur plénitude.

Adieu, je vais sortir afin de te voir de loin à l’église, tu ne me verras pas, mais je serai là ; c’est ce qui m’arrive bien souvent. Adieu, à mon retour, Adèle, je continuerai. Je me sens moins triste en pensant que je vais jouir de ta vue.