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Lundi, 10 heures 1/4 du soir (4 mars).

Chère amie, je viens d’être cruellement trompé dans une douce espérance. Je m’étais arrangé de manière à être libre ce soir à sept heures et demie, afin de te voir encore une fois, ne fût-ce que monter en voiture, avant que la journée fût finie. À huit heures un quart, j’étais rue du Temple, pensant que vous ne sortiriez pas avant huit heures et demie. Neuf heures ont sonné, j’étais encore à la même place et dans la même attente. Enfin ce n’est que bien après neuf heures que j’ai perdu tout espoir, ne supposant pas que vous rentrassiez si tard. Alors au lieu de revenir content en suivant de loin la voiture où tu serais montée, au lieu de ce bonheur sur lequel je comptais, il m’a fallu reprendre tristement le chemin de ma triste maison, sans avoir mon Adèle devant mes yeux pour m’alléger l’ennui de la route. Me voici maintenant à t’écrire, afin que cette journée se termine par un peu de bonheur et que tu me plaignes de n’avoir pu venir plus tôt.

Cette longue soirée d’attente inutile m’a reporté aux jours de notre séparation. Que d’extravagances de ce genre j’ai faites alors, que tu verrais plutôt avec pitié qu’avec reconnaissance, si elles ne devaient t’être toujours cachées ! Seulement, Adèle, quand tu me dis que je ne t’aime pas, réfléchis à deux fois, parce que quelque idée que tu puisses te faire de mon dévouement pour toi, tu ne le connais pas encore tel qu’il est.

J’ai, ma bien chère Adèle, à te dire une chose qui m’embarrasse. Je ne puis ne pas te la dire et je ne sais comment te la dire. Enfin je me recommande à ton indulgence, ne vois que l’intention. Si tu la vois telle qu’elle est dans mon cœur, tu en seras reconnaissante et c’est ce qui m’enhardit. Je voudrais, Adèle, que tu craignisses moins de crotter ta robe quand tu marches dans la rue. Ce n’est que d’hier que j’ai remarqué et avec peine les précautions que tu prends... Je n’ignore pas que tu ne fais en cela que suivre les opiniâtres recommandations de ta mère, recommandations au moins singulières, car il me semble que la pudeur est plus précieuse qu’une robe, bien que beaucoup de femmes pensent différemment. Je ne saurais te dire, chère amie, quel supplice j’ai éprouve hier et aujourd’hui encore dans la rue des Saints-Pères, en voyant les passants détourner la tête et en pensant que celle que je respecte comme Dieu même était à son insu et sous