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suis convaincu qu’elles sont une plaisanterie que je te donne quelques explications sur ma manière de voir à ce sujet.

Je ne considérerais que comme une femme ordinaire (c’est-à-dire assez peu de chose) une jeune fille qui épouserait un homme sans être moralement certaine, par les principes et le caractère connu de cet homme, non seulement qu’il est sage, mais encore, et j’emploie exprès le mot propre dans toute sa plénitude, qu’il est vierge, aussi vierge qu’elle-même. Mon opinion là-dessus ne fléchit que dans un cas, c’est celui où le jeune homme ayant commis une faute, l’avouerait avec un violent repentir et un profond mépris de lui-même, à sa fiancée ; le jeune homme serait un traître odieux et méprisable s’il ne l’avouait pas ; alors, la jeune fille pourrait ne pas pardonner ou pardonner sans être, selon moi, moins estimable.

Je n’ignore pas en te communiquant ces idées qu’elles ne sont ni de ce monde, ni de ce siècle ; mais qu’importe ! J’en ai bien d’autres de ce genre que je suis satisfait d’avoir. Je pense également que la pudeur la plus sévère n’est pas moins une vertu d’obligation pour l’homme que pour la femme ; je ne comprends pas comment un sexe pourrait répudier cet instinct, le plus sacré de tous ceux qui séparent l’homme des animaux.

Tu m’as reproché quelquefois, chère amie, d’être bien rigide envers ton sexe ; tu vois que je le suis peut-être plus encore pour le mien, puisque je lui refuse des licences qu’on ne lui accorde que trop généralement. Te dire que l’observation de ces devoirs rigoureux que je me suis imposés ne m’ait jamais coûté, ce serait, certes, mentir. Bien souvent, je ne te le cache pas, j’ai senti les émotions extraordinaires de la jeunesse et de l’imagination ; alors j’étais faible, les saintes leçons de ma mère s’effaçaient de mon esprit ; mais ton souvenir accourait et j’étais sauvé.

Jeudi, j’ai passé ma soirée avec quelques hommes de génie et plusieurs hommes de talent ; si je n’avais eu des amis dans tout cela, je me serais fort ennuyé. En sortant, ces messieurs qui vivent dans les salons et dans les cercles, s’écriaient qu’ils n’avaient jamais des soirées aussi heureuses que celle-là. Moi, j’ai pensé à mon Adèle bien-aimée. Je me suis dit : Je n’ai point de génie, je n’ai point de talent, mais j’ai plus de bonheur que tous ces hommes. Cette soirée, si heureuse pour eux, me semblait bien triste près d’une de mes soirées heureuses. En vérité, Adèle, quoique ma vie ait été et soit encore souvent bien amère, je ne voudrais changer de sort avec personne. Je serais à la fois souffrant et mourant, qu’il y aurait encore pour moi dans le seul bonheur d’être aimé de toi plus de félicité qu’aucune autre destinée humaine ne peut en contenir. Et quand je te posséderai, que sera-ce donc ?

Adèle, tu m’as promis ton portrait. Est-ce que tu l’as oublié ? Je suis