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créature vivante ; je choisis un confident muet, le papier. Je savais de plus que cet ouvrage pourrait me rapporter quelque chose ; mais cette considération n’était que secondaire quand j’entrepris mon livre[1]. Je cherchais à déposer quelque part les agitations tumultueuses de mon cœur neuf et brûlant, l’amertume de mes regrets, l’incertitude de mes espérances. Je voulais peindre une jeune fille qui réalisât l’idéal de toutes les imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle bien-aimée, que je voulais peindre, afin de me consoler tristement en traçant l’image de celle que j’avais perdue, et qui n’apparaissait plus à ma vie que dans un avenir bien lointain. Je voulais placer près de cette jeune fille un jeune homme, non tel que je suis, mais tel que je voudrais être. Ces deux créatures dominaient le développement d’un événement moitié d’histoire, moitié d’invention, qui faisait ressortir lui-même une grande conclusion morale, base de la composition. Autour de ces deux acteurs principaux, je rangeais plusieurs autres personnages, destinés à varier les scènes et à faire mouvoir les rouages de la machine. Ces personnages étaient groupés sur les divers plans selon leur degré d’importance. Ce roman était un long drame dont les scènes étaient des tableaux, dans lesquels les descriptions suppléaient aux décorations et aux costumes. Du reste, tous les personnages se peignaient par eux-mêmes. C’était une idée que les compositions de Walter Scott m’avaient inspirée et que je voulais tenter, dans l’intérêt de notre littérature.

Je passai beaucoup de temps à amasser pour ce roman des matériaux historiques et géographiques, et plus de temps encore à en mûrir la conception, à en disposer les masses, à en combiner les détails. J’employai à cette composition tout mon peu de facultés ; en sorte que lorsque j’écrivis la première ligne, je savais déjà la dernière.

Je la commençais à peine, quand un affreux malheur vint disperser toutes mes idées et anéantir tous mes projets. J’oubliai cet ouvrage, jusqu’à Dreux où j’eus l’occasion d’en parler à ton père, non comme d’une grande tentative littéraire, mais comme d’une bonne spéculation lucrative. C’était tout ce que ton père voulait. De retour à Paris, je m’arrachai à ma longue apathie ; l’espoir d’être à toi m’était revenu. Je travaillai assidûment à mon ouvrage jusqu’au mois d’octobre dernier où j’achevai le quinzième chapitre.

À cette époque, un grand sujet tragique s’offrit subitement à mon esprit ; j’en parlai à Soumet qui me conseilla d’y rêver sur-le-champ. Je commençais ce travail, quand je fus chargé d’un Rapport académique[2], dont je t’ai

  1. Han d’Islande.
  2. Le Rapport sur Gil Blas, demandé à Victor Hugo par François de Neufchâteau.