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pareille. Malgré ma bonne santé, je suis sujet quand j’ai éprouvé une vive émotion, à des chaleurs d’entrailles et à des spasmes nerveux dans l’estomac. C’est une des suites du travail de l’esprit. Hier soir, j’avais été affecté et très agité. Aussi en me mettant au lit, ai-je éprouvé les symptômes d’un accès. Ce genre de souffrance n’a aucun danger, mais est douloureux surtout. Ne pouvant m’endormir, j’ai cherché à oublier le mal en pensant à toi. Vers deux heures du matin, mon pauvre cousin[1] s’est réveillé et m’a donné malgré moi quelques soins pleins d’amitié, mais qui m’ont été pénibles par l’idée que si je tombais malade, les seuls soins qui pussent me guérir ou m’aider à m’éteindre doucement, les soins de mon Adèle me manqueraient. Je ne me fais là-dessus aucune illusion. Vers le matin, j’ai pu dormir un peu, d’un sommeil qui aurait été mauvais si je n’avais rêvé de toi. Puisses-tu, Adèle, avoir bien dormi, mais si tu as également mal passé la nuit, ce qu’à Dieu ne plaise, je ne regretterai pas d’avoir souffert. Je voudrais toujours souffrir quand tu souffres, et c’est le seul cas dans lequel je ne ferais pas pour toi le même souhait que pour moi. Je t’ai parlé bien longuement, au risque de t’ennuyer, de cette nuit d’insomnie ; c’est afin que tu n’éprouves jamais de répugnance à m’entretenir de ce que tu souffres, comme cela t’arrive souvent. Songe, ma bien-aimée Adèle, que tu es ma femme, et que rien ne m’intéresse au monde que ce qui te touche. Un jour, bientôt peut-être, ton mari sera le consolateur de toutes tes douleurs, en attendant, chère amie, qu’il en soit au moins le confident. Il en est des peines morales comme des souffrances physiques. Tu me dis souvent, tu me répètes dans ta dernière lettre que je ne connais pas tes chagrins. C’est tracer, Adèle, ta propre accusation. Je t’ai mille fois suppliée de me dire pourquoi tu te trouvais malheureuse, tu m’as dit tantôt un motif, tantôt l’autre, et quand je croyais savoir tout ce qui pesait sur ton âme, tu viens encore me redire que tu as des peines que j’ignore. Est-ce là de la confiance, mon Adèle ? Que veux-tu que je pense ? Quelles peuvent être ces peines si elles ne sont pas de nature à m’être révélées ? Est-ce que tu as des secrets que ton mari ne peut connaître ?... Adèle, tu vois dans quelles perplexités tu me jettes. Il n’est rien dans ma vie et dans mon âme qui ait besoin de t’être caché, est-ce qu’il n’en est pas de même chez toi ? parle par pitié, car les certitudes sont moins douloureuses que les conjectures. Ces paroles ne peuvent t’offenser, car c’est moi qui devrais m’offenser de ta défiance, puisqu’elle me livre aux idées les plus tristes. Peut-être n’as-tu simplement que des doutes

  1. Adolphe Trébuchet qui, de passage à Paris, couchait chez Victor.