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de fois joue autrefois. À l’extrémité de ce corridor, j’entendis au-dessus de ma tête les pas de la danse et le bruit éloigné des instruments. Je ne sais quel démon m’inspira de monter un escalier qui communique aux salles du premier Conseil. Là, les bruits devinrent plus distincts. Je montai encore et au second étage était un carreau qui donnait sur le bal. Je ne sais si je vivais, si je pensais en ce moment, j’appuyai ma tête brûlante sur la vitre glacée et mes yeux te cherchèrent. Je te vis.

Quelle langue dirait ce qui se passa en moi ? Je me borne à raconter, car il me vint en ce moment des pensées inouïes et indicibles : longtemps, muet et immobile, ton Victor vêtu de deuil contempla son Adèle en parure de bal. Le son de ta voix n’arrivait pas jusqu’à moi, mais je voyais sourire ta bouche et cela me brisait. Chère amie, j’étais bien près de toi et bien loin sans doute de ta pensée. J’attendais, il y avait encore dans mon âme désespérée de la puissance pour l’amour et la jalousie. Si tu avais valsé, j’étais perdu, car c’eût été une preuve d’oubli complet et je n’y aurais pas survécu. Tu ne valsas pas, il me sembla qu’une voix me disait d’espérer encore. Je restai là longtemps, assistant à cette fête comme une ombre assiste à un rêve. Plus de fête, plus de joie pour moi, et mon Adèle dans une fête et dans la joie ! C’était trop pour moi. Il vint un moment où mon cœur fut gonflé et où je serais mort si j’étais demeuré un instant de plus. En ce moment, je me réveillai de ma folie, et je descendis lentement de cet escalier où j’étais monté sans savoir si j’en descendrais. Puis je rentrai dans ma maison en deuil et, pendant que tu dansais, je me mis à prier pour toi près du lit de ma pauvre mère morte. — Depuis j’ai su que j’avais été vu, cependant il a fallu nier, car ma présence là était singulière et bien peu de cœurs auraient compris ce que je viens de t’écrire[1].

Adèle, tu ne sauras jamais à quel point je t’aime. Mon amour pour toi me ferait faire toutes les extravagances possibles et impossibles. Je suis un fou, mais je t’aime tant qu’en vérité je ne conçois pas que Dieu lui-même puisse me condamner.

Adieu, chère amie, j’ai couru toute la journée pour nous deux. Je t’aime comme on aime Dieu et les anges. Je t’embrasse.

  1. « ... J’ai lu avec douleur ta dernière lettre. Ah ! si j’avais pu m’échapper de cette danse infernale, je serais allée me jeter dans tes bras et si j’avais su le malheur qui venait de t’arriver, rien ne m’aurait retenue, mais j’ignorais tout… Si j’avais été avec toi, peut-être aurais-tu supporté avec moins d’amertume ton violent chagrin. » (Reçue le mardi 22 janvier.)