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des humiliations deviennent des indignités. Cette phrase que tu reproches à mon amour-propre froissé, je ne la prononcerai pas[1]. Je prendrai tout sur moi et s’il arrive quelque malheur, ce sera ma faute, à moi seul. Oui, je le répète, tout ce que les parents d’Adèle voudront, je le ferai. Je ne veux plus rien que lui donner des preuves nouvelles d’un amour qui n’a plus besoin pourtant d’être prouvé. Trop de précipitation près de mon père perdra tout peut-être, je le crains, mais je souscrirai à un désir qui est une loi pour moi.

Qu’est-ce d’ailleurs que mon bonheur ? C’est le tien, Adèle, qu’il faut arracher de mon déplorable avenir, à quelque prix que ce soit. Moi, d’ailleurs, je ne serai point à plaindre. Ma vie aura été couronnée par un beau rêve dont je ne sortirai que pour entrer dans un sommeil où l’on ne rêve plus. Non, je ne serai point à plaindre. Quand tout finira pour moi, tout recommencera pour toi. J’aurai traversé ta vie sans y laisser de vestige. Mon âme se résigne volontiers à un veuvage éternel, si elle peut acheter à ce prix pour la tienne quelque félicité sur la terre. Sois heureuse.

Tu vas peut-être te récrier, me demander d’après quoi je puis croire à ton oubli, oui, Adèle, j’y crois, et à ton prompt oubli. Cette nuit, je t’avais écrit dans ma pensée une lettre de vingt pages, je t’y racontais bien des preuves d’amour que je t’ai données durant notre séparation et que tu ignores, je les comparais aux marques de froideur que j’ai reçues de toi alors ; je n’ai pas eu le courage d’écrire ces détails désolants, d’écrire moi-même ma condamnation. D’ailleurs, à quoi bon ? C’eût été te prouver que tu t’abusais quand tu croyais m’aimer ; il vaut mieux laisser faire le temps.

Si l’on fût venu me dire il y a huit jours que tu ne serais pas à moi, j’aurais donné un démenti au démon lui-même. Aujourd’hui, je doute plus que toi, car tu ne crains que des difficultés immenses[2] ; l’origine de mon malheur n’est pas dans mon projet de laisser venir les événements, comme tu dis, elle est dans le peu de confiance que tes parents m’accordent, dans la défiance complète que je t’inspire. Je serai plus généreux que vous tous, car je détruirai inutilement mon avenir pour me montrer docile à vos volontés. Je remplirai toutes vos intentions, et je les remplirai avec la séré-

  1. « ... Lequel de nous en fait davantage pour l’autre ? tu ne me sacrifierais pas ton amour-propre un peu froissé et moi je te sacrifierais mes parents. As-tu réfléchi à cette phrase que tu dirais à papa dans le cas où il te ferait entendre que mon avenir est compromis ? La réponse que tu prépares n’est pas généreuse. Je te le répète, si mes parents t’ont laissé venir chez nous, c’est à ma sollicitation ; ainsi crois-tu qu’il soit noble de leur reprocher la faiblesse qu’ils ont eue pour moi ? »
  2. « ... Notre amour présente des difficultés immenses, surtout lorsque tu es dans l’intention de laisser venir les événements. » (Reçue le 12 janvier 1822.)