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Maintenant, mon Adèle, si tes parents veulent quelque chose de plus, je leur offrirai un cœur plein de courage et d’amour pour toi. Je ne puis pas leur promettre de réussir, mais de faire tout ce qui sera humainement possible. Si toutes ces garanties ne les satisfont pas... alors je vais te dire ce par quoi j’aurais commencé cette lettre si j’avais écouté le premier mouvement de l’impression causée par la tienne[1]. J’irai chez tes parents et je leur dirai : « Vous m’avez rendu bien heureux en me permettant de voir votre Adèle. Lorsque vous m’avez accordé de vous-mêmes ce bonheur, je m’étais résigné à y renoncer pour un temps. Je ne sais pas si j’aurais vécu longtemps sans la voir, mais j’aurais essayé et, avec l’espoir de la posséder un jour, j’y serais peut-être parvenu. Aujourd’hui vous paraissez douter de mon avenir. Adieu, vous ne me reverrez qu’avec un sort indépendant et le consentement de mon père, ou vous ne me reverrez plus. »

C’est ce que je suis décidé à faire, Adèle, le lendemain du jour où tes parents m’auront montré la crainte de compromettre ton avenir en l’unissant au mien. Peut-être même aurais-je déjà dû les prévenir. La félicité de te voir m’a fait jusqu’ici fermer les yeux ; cependant je sens qu’il faut bien peu de chose pour réveiller toute la susceptibilité de mon caractère. Qui sait ? je me flatte peut-être. J’ai tant souffert jusqu’ici que je me suis cru le droit d’espérer enfin un peu de bonheur. Tout cela n’est peut-être qu’illusion, et si je suis destiné au malheur, de quel droit te le ferais-je partager ? Adèle, tes parents ont raison de ne vouloir de moi qu’autant que je prospérerai. Autrement, ils font bien de m’abandonner.

Tu es heureuse, toi, tu as un père, une mère qui sacrifieraient tout à ton bonheur. Moi, nul ne s’intéresse à mon avenir, je suis orphelin. De quelque côté que je tourne les yeux, je me vois seul. Toi, tu es généreuse de m’aimer ; mais tu ne dépends pas de toi et d’ailleurs tu verras que tu m’auras bientôt oublié quand je ne serai plus là. C’est dans la nature humaine. Pourquoi croirais-je à une exception en ma faveur ? Oui, j’y comptais, parce que l’amour que j’ai pour toi est un amour d’exception. Adèle, tu verras que d’ici à peu de temps nous nous dirons encore adieu, mais, si nous en venons là, cet adieu-là, Adèle, tu verras qu’il sera le dernier. Tu es bonne, tu es douce comme un ange, celui auquel tu appartiendras sera

  1. « ... Tu te rappelles qu’il y a cinq mois, mes parents étaient décidés à ne pas te laisser venir chez nous… Notre mariage était une chose si vague qu’il était peu sage de te faire voir chez nous pour un prétendu de leur fille... À force de demander, j’obtins la seule chose qui pouvait me toucher... Je vois aussi, mon Victor, lorsque je ne m’étourdis pas, quel peu de probabilité nous avons à penser que notre mariage soit possible. Tu comprends la position de mes parents ; ils ne voient rien de fixe... Dis un peu à ta femme quel est ton espoir... Parle-moi de tes affaires sans ménagements, comme à ta meilleure amie. » (Reçue le lundi 7 janvier 1822.)