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grande mémoire, que Victor Hugo nous a été révélé comme un admirable journaliste.

Certes, journaliste il l’était lorsqu’il publiait dans les journaux des pages superbes, flétrissant les crimes de la force, protestant contre les lâchetés et les apostasies, plaidant la cause des faibles, des humbles, des déshérités, condamnant la guerre, faisant appel à la justice et à la pitié. On sentait dans ces éloquentes apostrophes le poète, l’orateur, l’apôtre. Mais le journaliste qui raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, qui rapporte une conversation, note une impression, commente en quelques lignes un événement, qui se trouve un jour dans le cabinet d’un membre du gouvernement, le soir dans quelque dîner d’hommes importants, ou dans une salle de spectacle, ou dans un salon, et qui nous donne la physionomie d’un intérieur, nous trace en quelques lignes une figure et la fixe en traits définitif, anime une conversation avec la vivacité de son style, sa belle humeur et son esprit, qui sait faire parler les gens d’une façon intéressante parce qu’il sait les interroger, le journaliste, enfin, qui peut parler de politique, de littérature, d’art, de poésie, s’élever jusqu’aux sujets les plus grands et descendre aux sujets les plus modestes, traduire, dans une conversation ou dans un récit, toute une période de l’histoire ou les mœurs d’un temps, celui-là est le rare journaliste.

Le volume Choses vues donne l’impression d’un recueil d’articles. C’était, en effet, un véritable journal que le poète écrivait pour lui, que nous sommes heureux de retrouver et qui aurait fait la fortune de bien des journaux s’il avait été publié aux époques où il a été écrit.

Ceux qui ont fréquenté Victor Hugo dans l’intimité, dans une intimité étroite et limitée, savent qu’il était un merveilleux conteur.

Je me souviens encore des quelques soirées passées à Bruxelles, place des Barricades. Nous étions seuls chez lui, mon père et moi, comme invités, avec ses fils Charles et François-Victor. On se mettait à table, et le potage était à peine servi qu’il se mettait à parler ; il aimait à raconter ses voyages ou ses souvenirs d’exil : et c’était une véritable fête. Il avait une mémoire prodigieuse, et les anecdotes attachantes ou pittoresques se succédaient ininterrompues, animées de sa verve intarissable, présentées sous une forme vivante et colorée. Il ressuscitait un personnage et le marquait de quelques traits si précis qu’on le voyait sans le connaître et qu’on l’aurait reconnu si on l’avait rencontré ; il décrivait ce paysage avec son âme de poète et d’artiste ; et je n’oublierai jamais cette vision magique d’un soleil couchant sur les montagnes d’Espagne ; il était impossible de rendre avec une vérité plus saisissante la dégradation progressive des ors et des rouges de ces feux mourants ; et nulle afféterie, nulle recherche, nulle pompe dans le langage, mais une sensation fortement éprouvée, interprétée et traduite avec la plus grande simplicité.

Il se plaisait à ces retours vers le passé, à ces promenades dans les chemins déjà parcourus, et on le suivait comme si on avait fait avec lui le voyage. Mais il ne s’abandonnait ainsi qu’avec les intimes ; les jours de réception plus solennelle, il causait et racontait peu ; il recherchait plus volontiers la discussion.

Il notait sur des feuilles volantes ou sur des carnets, au courant de la plume, ses impressions, ses pensées, ses souvenirs, ses conversations et les conversations des autres, ses courses, ses visites, ses dîners et même ses dépenses. Ces petits carnets avaient toutes les formes, toutes les grandeurs, toutes les grosseurs. Et sur les pages se pressaient, en une écriture fine, serrée, parfois confuse, des récits ou des notes sur tous les événements ou les incidents qui l’avaient frappé.

C’est dans cet océan de pages, dans cette minuscule et abondante bibliothèque de carnets que Paul Meurice a puisé le volume de Choses vues, où l’on retrouve l’ancien conteur, le maître journaliste qui savait bien voir et qui pouvait dire qu’il avait bien vu les choses vues, ce qui n’est pas un art vulgaire.

Je me suis attaché à ce livre comme à un vieux souvenir de ma jeunesse ; j’ai reconnu en partie, dans ces pages, l’hôte familier de la place des Barricades. Ce sont d’autres récits, mais dans cette même forme piquante et acérée, philosophique et dramatique. Hélas ! que d’admirables récits nous avons entendus et qu’ont gardés seulement nos mémoires !

Dans ce volume nouveau on passe en revue l’exécution de Louis XVI dont un témoin oculaire lui a donné la relation qu’il reproduit d’une façon saisissante et tragique, les événements de 1844 à 1848 aux Tuileries, les journées de Juin vraiment poignantes, qu’il vécut