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IV


22 janvier.

Je continue de tâter le pouls à la situation.

Le premier mois de la présidence est fini, l’enthousiasme est tombé. L’autre jour, à l’Opéra, on a chuté le président. C’était à la première représentation du Violon du Diable. Hier je disais à M. Jules Favre : — Louis Bonaparte avait une dot de six millions. Il en a déjà dépensé quatre. Ceci fit sourire Jules Favre de son sourire amer. Louis Bonaparte est mal avec ses ministres : des deux parts froideur glaciale. On ne se voit qu’aux heures où le cabinet s’assemble. Nulle autre relation.

La liste des candidats à la vice-présidence a été dressée par le prince seul. Elle a fait très mauvais effet. J’en parlais au ministre de la marine, M. Lacrosse. Il m’a répondu : Cela ne nous regarde pas. Autour du prince force gens suspects, Dumoulin, Persigny, etc. — Le vieux général Montholon l’obsède, le gêne et le compromet. Louis Bonaparte a dit au colonel Ambert : — J’ai envie de vous faire gouverneur de l’Élysée. — Faites, dit Ambert. Je fermerai la porte aux intrigants. — Est-ce qu’il y en a autour de moi ? — Comme des mouches autour d’une chandelle. — Du reste les choses se gâtent. Le gouvernement et l’Assemblée vont à la débandade d’absurdités en absurdités à une catastrophe.

Deux choses pèsent sur le président et l’écrasent, les conseils de Thiers et le nom de Napoléon. La popularité a disparu complètement. On voit peu à peu Louis Bonaparte rentrer dans le sol. À l’autre bout de l’horizon Henri  V prend forme et se dessine. Le comte de Chambord est à Frohsdorf avec sa femme et Mme  la dauphine. Il y attire les français qui passent. Il les reçoit dans un salon de velours bleu ciel semé de fleurs de lys d’or. Il est fort aimable ; gras, la tête dans les épaules, avec un collier de barbe blonde ; il boite et il a déjà des flatteurs qui disent : C’est une grâce. Il cause peu, bas et bien. Mme  de Chambord est plus grande et plus âgée que lui. Elle chante le soir dans son salon pour le moindre grimaud. M. Charles Didier, qui parcourait l’Europe à quatre mille francs par mois avec une mission de la République, a été invité à Frohsdorf, y est allé, y a dîné, y a couché et s’en est allé le lendemain matin enivré, ébloui et disant : Monseigneur, nous reviendrons vous chercher. Les clubs sont incandescents. Il y a rue Martel un club qui commente Proudhon comme le club Valentino commente Blanqui. La semaine dernière, une mystérieuse revue des sociétés secrètes a été passée à la nuit tombante sur les boulevards extérieurs par des personnages inconnus. Les journaux à titres sinistres reparaissent comme avant juin. Nous n’avons