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11 mai. — Je suis allé au Luxembourg où je n’étais pas entré depuis vingt-cinq ans. Quelle dévastation ! La fontaine Médicis seule a gagné. Elle est très bien encadrée dans les arbres en arrière d’un long bassin, avec un très beau groupe d’Acis et Galatée regardés par Polyphème.


10 juin. — M. Amédée Blondeau est venu de la part de M. Coquelin du Théâtre-Français me demander de lui laisser jouer Triboulet.


11 juin. — À six heures, j’ai mis un habit et je suis allé chez Brébant[1]. Brébant est venu me recevoir avec un apparat bizarre sur le seuil de sa porte. C’est un bon gros homme à figure ouverte, qui fait bien vivre les autres, et qui vit bien. Il m’a mené dans ses grands appartements préparés, la salle pour le banquet et le salon pour la soirée. J’ai trouvé une de mes invitées déjà arrivée, Mlle  Nancy, qui a joué le page. La table, de cinquante couverts, était toute dressée, mais il y aura soixante-deux convives. Il a fallu dresser une table annexe. J’ai marqué les places pour les femmes, les hommes se placeront à volonté. Je serai au centre avec Sarah Bernhardt à ma droite et Mme  Lambquin à ma gauche. Puis, à droite de Sarah Bernhardt, Chilly, puis Mme  Broisat, puis Vacquerie, puis Mlle  Colas, très jolie personne qui a aussi joué le page. À ma gauche, après Mme  Lambquin, M. Duquesnel, puis Mme  Ramelli, qui a joué la camerara mayor, puis Meurice. En face de moi, Théophile Gautier entre Mmes  Noémie et Nancy.

Les invités sont arrivés en foule, les deux salons étaient absolument pleins. À sept heures trois quarts on a servi. J’ai donné le bras à Mlle  Sarah Bernhardt et tous se sont placés.

Le dîner a été très gai et très cordial. Tout à coup, après le premier service, Chilly s’est trouvé mal. On l’a porté près d’une fenêtre. Émile Allix lui a tâté le pouls et a dit qu’il fallait le reporter chez lui. Son fils l’a accompagné. Quand le pauvre Chilly évanoui a passé près de moi, porté à bras, je lui ai serré la main qui pendait. Mais il était sans connaissance. Son fils nous a rassurés en nous disant que cela lui arrivait quelquefois.

Le dîner a continué, attristé. Vers la fin, l’entrain est revenu. Jules Cauvain a dit un sonnet sur la centième représentation de Ruy Blas. Je me suis levé et j’ai porté un toast ; pendant que je parlais Blum écrivait afin que mes paroles soient demain dans le Rappel. Tous ces braves comédiens étaient émus et charmants. Geffroy, qui était venu remplacer Chilly entre Sarah Bernhardt et Mme  Broisat, m’a dit avec les larmes aux yeux : — Je ne trouve pas un mot à vous répondre.

  1. Victor Hugo offrait, à ses interprètes, à l’occasion de la centième de Ruy Blas, un dîner au restaurant Brébant. (Note de l’éditeur.)