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[UN DÎNER CHEZ LE ROI JÉRÔME.]


Janvier 1849.

La quinzaine passée j’ai traversé en huit jours toutes sortes de grandeurs d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Le samedi, j’ai dîné chez l’ancien roi de Westphalie, Jérôme Napoléon, maintenant gouverneur des Invalides ; le jeudi d’après, chez l’ancien chancelier de France, baron de Napoléon, duc de Louis-Philippe, dont les cartes aujourd’hui portent ce seul nom : M. Pasquier ; le samedi, j’ai été au bal de l’Élysée chez le président de la République.

Jérôme Bonaparte donnait son dîner d’installation. Comme l’idée de le faire gouverneur des Invalides venait de moi, il m’avait prié, ainsi que ma femme. Il occupe l’ancien appartement des gouverneurs. Dans l’origine, il n’y avait qu’un prévôt de l’Hôtel ; on avait fait l’installation en conséquence. Plus tard, il y a eu un gouverneur, l’appartement a paru mesquin ; maintenant il y a un roi, le logis paraît misérable.

Le « grand salon » est tout petit, avec une poutre qui traverse le plafond. Trois ou quatre autres pièces mènent à la chambre du gouverneur. Dans cette chambre il y a deux grands lits, le lit du prince et le lit de la marquise[1]… Ces lits se touchent et ont pour couvre-pieds commun un immense cachemire rapporté d’Égypte par Bonaparte et donné par lui à Jérôme. Le tout vient d’être meublé par le garde-meuble de consoles et de fauteuils d’acajou à cous de cygne, avec des soieries-empire sur les murs, et des bronzes-Thomire. Souvenirs de la jeunesse du prince. J’ai dit à Jérôme : « C’est touchant, mais c’est laid. »

Au bas de l’escalier d’honneur un invalide en redingote bleue boutonnée, avec moustache grise et une large croix d’honneur à la boutonnière, tenait lieu d’huissier. Un grand corridor blanchi à la chaux garni de banquettes et de paillassons était réservé aux gens des invités.

Il y avait le président de la République, le fils de Jérôme, Napoléon Bonaparte, la princesse Camerata, née Bonaparte, la marquise…, trois ministres, M. de Tracy, M. Passy et M. Lacrosse, le vice-président Boulay de la Meurthe, le maréchal et la maréchale Molitor, ma femme et moi. Comme

  1. Le nom est resté en blanc dans le manuscrit. (Note de l’éditeur.)