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Nous marchâmes vers lui à travers les tombes. C’était un homme assez jeune. Il avait derrière lui, au chevet même de la fosse qu’il ouvrait, une pierre tumulaire déjà moisie par la mousse et sur laquelle on lisait :


à andré jasinski
l6 JUIN 1844


Pendant que nous allions à lui, il s’était remis à creuser le trou. Au moment où nous arrivâmes au bord de la fosse, il leva la tête, nous vit, et frappa la terre de sa bêche. La terre sonna creux. L’homme nous dit : — Il y a là un mort qui me gêne.

Nous comprîmes qu’il venait de rencontrer un ancien cercueil en creusant la place du nouveau.

Cela dit, sans attendre notre réponse, et comme s’il eût parlé moins à nous qu’à lui-même, il se courba et recommença à bêcher, ne s’occupant plus de nous. On eût dit qu’il avait les yeux pleins des ombres de la fosse et qu’il ne nous voyait plus.

Je lui adressai la parole.

— Est-ce vous, lui demandai-je, qui avez enterré Tapner ?

Il se redressa et me regarda comme un homme qui cherche dans sa mémoire.

— Tapner ? dit-il.

— Oui.

— Celui qui a été pendu ?

— Oui. Est-ce vous qui l’avez enterré ?

— Non, répondit l’homme. C’est M. Morris, le directeur du cimetière. Je ne suis que l’ouvrier, moi.

Il y a une hiérarchie parmi les fossoyeurs.

Je repris :

— Pourriez-vous m’indiquer où est sa fosse ?

— À qui ?

— À Tapner.

L’homme me répondit :

— Près de l’autre qui a été pendu.

— Montrez-moi l’endroit, lui dis-je.

Il étendit le bras hors de la fosse et me montra, près de la porte par laquelle nous étions entrés, un coin de gazon vert d’environ quinze pas carrés où il n’y avait pas de tombeaux. Les pierres sépulcrales qui remplissaient le cimetière arrivaient jusqu’à la lisière de ce carré funèbre et s’y arrêtaient comme s’il y avait là une barrière infranchissable, même pour la