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IX


Jersey, 26 mars 1854.

J’ai vu successivement passer chez moi, et, selon les hasards de la vie et les oscillations de la destinée, j’ai reçu dans ma maison, quelquefois dans mon intimité, des chanceliers, des pairs, des ducs, Pasquier, Pontécoulant, Montalembert, Bellune, et des grands hommes, La Mennais, Lamartine, Chateaubriand ; des présidents de république, Manin ; des gouvernants de révolution, Montanelli[1], Arago, Héliade[2] ; des généraux de peuples, Louis Blanc, Mierolawski, et des artistes, Rossini, David d’Angers, Pradier, Litz, Meyerbeer, Delacroix ; des maréchaux, Soult, Mackau, et des sergents, Bony, Heurtebise ; des évêques, le cardinal de Besançon, M. de Rohan, le cardinal de Bordeaux, M. Donner, et des comédiens, Frédérick Lemaître, Mlle Rachel. Mlle Mars, Mme Dorval, Macreadyi ; des ministres et des ambassadeurs, Molé, Guizot, Thiers, lord Palmerston, lord Normanby, M. de Ligne, et des paysans, Claude Durand ; des princes, altesses impériales et royales, altesses tout court, le duc d’Orléans, Ernest de Saxe-Cobourg, la princesse de Canino, Louis, Charles, Pierre et Napoléon Bonaparte, et des cordonniers, Guay ; des rois, Jérôme de Westphalie, Max de Bavière, et des faiseurs de tours en plein vent, Bourillon ; j’ai eu quelquefois en même temps dans mes deux mains la main gantée et blanche qui est en haut, et la grosse main noire qui est en bas, et j’ai reconnu qu’il n’y a qu’un homme.

Après que tout cela a passé devant moi, je suis dans l’exil, heureux d’y être, et je dis que l’Humanité a un synonyme : Égalité, et qu’il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner : le génie, et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller : la bonté.

  1. Montanelli, écrivain italien, triumvir en 1849 avec Guerrazzi et Mazzoni, condamné par contumace lorsque le grand-duc de Toscane fut restauré. (Note de l’éditeur.)
  2. Héliade, écrivain roumain, célèbre par ses poésies, ses satires et ses traductions, fit partie, en 1848, d’un gouvernement révolutionnaire et dut s’expatrier lorsque la révolution fut vaincue par la Russie. (Note de l’éditeur.)