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insouciant, joyeux, heureux, ait jamais remarqué cette porte ; ou, s’il y a parfois jeté les yeux en courant rapidement sur ce chemin de plaisance, il l’aura regardée comme la porte d’une boutique misérable, d’un bouge quelconque, d’une masure. C’était la porte de son tombeau.




Aujourd’hui mercredi, 20 juillet 1842, j’ai visité le lieu où le prince est tombé, il y a précisément à cette heure une semaine. C’est à l’endroit de la chaussée qui est compris entre le vingt-sixième et le vingt-septième arbre à gauche, en comptant les arbres à partir de l’angle que fait le chemin avec le rond-point de la Porte Maillot. Le dos d’âne de la chaussée a vingt et un pavés de largeur. Le prince s’est brisé le front sur le troisième et le quatrième pavé à gauche, près du bord. S’il eût été lancé dix-huit pouces plus loin, il serait tombé sur la terre.

Le roi a fait enlever les deux pavés tachés de sang, et l’on distinguait encore aujourd’hui, malgré la boue d’une journée pluvieuse, les deux pavés nouveaux fraîchement posés.

En face, sur le mur, entre les deux arbres, les passants ont tracé sur le plâtre une croix avec cette date : 13 juillet 1842 ; à côté est écrit ce mot : martir (sic).

Du lieu où le prince est tombé on aperçoit à droite, dans une éclaircie, entre les maisons et les arbres, l’arc de l’Étoile. Du même côté, et à une portée de pistolet, apparaît un grand mur blanc entouré de hangars et de gravois, bordé d’un fossé et surmonté d’un enchevêtrement de grues, de cabestans et d’échafaudages. Ce sont les fortifications de Paris.

Pendant que je considérais les deux pavés et la croix tracée sur le mur, une bande d’écoliers, tous coiffés de chapeaux de paille, m’a entouré subitement, et ces jeunes, fraîches et riantes figures se sont groupées avec une curiosité insouciante autour du lieu fatal. À quelques pas plus loin, une jeune servante embrassait et caressait un tout petit enfant avec de grands éclats de rire.

La maison où le prince a expiré porte le no 4 bis et est située entre une fabrique de savon et un gargotier-marchand de vin. La boutique du rez-de-chaussée est fermée. Au mur, à droite de la porte, est adossé un banc de bois grossier, sur lequel deux ou trois vieilles femmes se réchauffaient au soleil. Au-dessus de leur tête était collée, sur le fond vert du badigeon, une grande affiche blanche portant ces mots : Eau minérale de Esprit Putot. Des rideaux de calicot blanc à la fenêtre du premier semblent indiquer que la maison est encore habitée.