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autrement que moi, c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur[1].

V. H. quitta d’assez bonne heure Mme  de Girardin. C’était le 9 janvier. Il neigeait à flocons. Il avait des souliers minces, et, quand il fut dans la rue, il vit l’impossibilité de revenir à pied chez lui. Il descendit la rue Taitbout, sachant qu’il y avait une place de cabriolets sur le boulevard au coin de cette rue. Il n’y en avait aucun. Il attendit qu’il en vînt.

Il faisait ainsi le planton, quand il vit un jeune homme ficelé, et cossu dans sa mise, se baisser, ramasser une grosse poignée de neige et la planter dans le dos d’une fille qui stationnait au coin du boulevard et qui était en robe décolletée.

Cette fille jeta un cri perçant, tomba sur le fashionable, et le battit. Le jeune homme rendit les coups, la fille riposta, la bataille alla crescendo, si fort et si loin que les sergents de ville accoururent.

Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l’homme.

En voyant les sergents de ville mettre la main sur elle, la malheureuse se débattit. Mais, quand elle fut bien empoignée, elle témoigna la plus profonde douleur.

Pendant que deux sergents de ville la faisaient marcher de force, la tenant chacun par le bras, elle s’écriait :

— Je n’ai rien fait de mal, je vous assure, c’est le monsieur qui m’en a fait. Je ne suis pas coupable ; je vous en supplie, laissez-moi. Je n’ai rien fait de mal, bien sûr, bien sûr !

Les sergents de ville lui répliquaient sans l’écouter : — Allons, marche ; tu en as pour tes six mois. — La pauvre fille à ces mots : Tu en as pour tes six mois, recommençait à se justifier et redoublait ses suppliques et ses prières.

Les sergents de ville, peu touchés de ses larmes, la traînèrent à un poste rue Chauchat, derrière l’Opéra.

V. H., intéressé malgré lui à la malheureuse, les suivait, au milieu de cette cohue de monde qui ne manque jamais en pareille circonstance.

Arrivé près du poste, V. H. eut la pensée d’entrer et de prendre parti pour la fille. Mais il se dit qu’il était bien connu, que justement les journaux

  1. En 1846 — cinq ans après — l’opinion de Bugeaud était entièrement changée. Il vint trouver Victor Hugo, alors pair de France, pour le prier de parler dans la question du budget. Bugeaud dit qu’après expérience il avait acquis la conviction que l’annexion de l’Algérie à la France avait d’excellents côtés, qu’il avait trouvé un système de colonisation applicable, qu’il peuplait la Mitidja, grand plateau au milieu de l’Afrique, de colons civils, qu’à côté il éléverait une colonie de troupes. Il prit pour comparaison une lance : — le manche serait un civil, la flèche la troupe ; de façon à ce que les deux colonies se touchassent sans se mêler, etc., etc. — En résumé, le général Bugeaud, que l’Afrique avait fait maréchal et duc d’Isly, était devenu très favorable à l’Afrique. (Note de Victor Hugo.)