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d’activité, de hâte et de bruit, où une vingtaine d’ouvriers travaillaient avec je ne sais quels morceaux de bois noir entre les mains. J’avais aperçu dans un coin de l’atelier une sorte de grande boîte noire en ébène longue d’environ huit pieds, large de trois, garnie à ses extrémités de gros anneaux de cuivre. Je m’étais approché. — C’est là précisément, m’avait dit le maître, ce que je voulais vous montrer. — Cette boîte noire, c’était le cercueil de l’empereur. Je l’avais vue alors, je la revoyais aujourd’hui. Je l’avais vue vide, creuse, toute grande ouverte. Je la revoyais pleine, habitée par un grand souvenir, à jamais fermée.

Je me souviens que j’en considérai longtemps l’intérieur. Je regardai surtout une grande veine blanchâtre dans la planche d’ébène qui forme la paroi latérale gauche et je me disais : — Dans quelques mois le couvercle sera scellé sur cette bière, et mes yeux seront peut-être fermés depuis trois ou quatre mille ans avant qu’il soit donné à d’autres yeux humains de voir ce que je vois en ce moment, le dedans du cercueil de Napoléon.

Je pris alors tous les morceaux de cercueil qui n’étaient pas encore ajustés, je les soulevai et je les pesai dans mes mains. Cette ébène était fort belle et fort lourde. Le maître, voulant me donner une idée de l’ensemble, fit poser par six hommes le couvercle sur le cercueil. Je n’approuvai pas cette forme banale qu’on a donnée à cette bière, forme qu’on donne aujourd’hui à tous les cercueils, à tous les autels et à toutes les corbeilles de noces. J’eusse mieux aimé que Napoléon dormît dans une gaine égyptienne comme Sésostris ou dans un sarcophage roman comme Mérovée. Le simple est aussi du grand.

Sur le couvercle brillait en assez grandes lettres ce nom : Napoléon. — En quel métal sont ces lettres ? dis-je au maître. Il me répondit : — En cuivre, mais on les dorera. — Il faut, repris-je, que ces lettres soient en or. Avant cent ans, les lettres de cuivre seront oxydées et auront rongé le bois du cercueil. Combien les lettres en or coûteraient-elles à l’État ? — Environ vingt mille francs, monsieur. — Le soir même, j’allai chez M. Thiers, alors président du conseil, et je lui dis la chose. — Vous avez raison, me dit M. Thiers, les lettres seront en or, je vais en donner l’ordre. — Trois jours après, le traité du 15 juillet a éclaté ; je ne sais si M. Thiers a donné les ordres, si on les a exécutés, et si les lettres qui sont aujourd’hui sur le cercueil sont des lettres d’or.




Je sortais de la chapelle Saint-Jérôme comme quatre heures sonnaient et je me disais en m’en allant :