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phale, deux seulement sont encore debout : Marceau et Duguesclin. Çà et là, des tas de pierres, restes des piédestaux.

Des soldats, des invalides, des marchands de pommes errent au milieu de toute cette poésie tombée.

Une foule joyeuse passait rapidement devant les Invalides, allant voir le puits artésien. Dans un coin silencieux de l’Esplanade stationnaient deux omnibus couleur chocolat (Béarnaises), portant cette affiche en grosses lettres :


puits de l’abattoir de grenelle.


Il y a trois mois, ils portaient celle-ci :


funérailles de napoléon aux invalides.


Dans la cour de l’Hôtel, le soleil égayait et réchauffait une cohue de marmots et de vieillards, la plus charmante du monde. C’était jour de visite publique. Les curieux affluaient. Les jardiniers taillaient les charmilles. Les lilas bourgeonnaient dans les petits jardins des invalides. Un jeune garçon de quatorze ans chantait à tue-tête, grimpé sur l’affût du dernier canon à droite, celui-là même qui a tué un gendarme en tirant la première salve funèbre, le 15 décembre.

Je note en passant que depuis trois ans on a juché ces admirables pièces du xvie et du xviie siècle sur de hideux petits affûts en fonte qui sont de l’effet le plus misérable et le plus mesquin. Les anciens affûts de bois, énormes, trapus, massifs, supportaient dignement ces bronzes magnifiques et monstrueux.

Une nuée d’enfants, paresseusement surveillés par leurs bonnes, penchées chacune vers leur soldat, s’ébattait parmi les vingt-quatre grosses coulevrines apportées de Constantine et d’Alger.

On a du moins épargné à ces engins gigantesques l’affront des affûts d’uniforme. Elles gisent couchées à terre des deux côtés de la porte d’entrée. Le temps en a peint le bronze d’un vert clair et charmant, et elles sont couvertes d’arabesques par larges plaques. Quelques-unes, les moins belles, il faut en convenir, sont de fabrique française. On lit sur la culasse : François Durand, fondeur du roi de France à Alger.

Pendant que je copiais l’inscription, une toute petite fille, jolie et fraîche, vouée au blanc, s’amusait à remplir de sable avec ses petits doigts roses la lumière de l’un de ces gros canons turcs. Un invalide, le sabre nu, debout sur ses deux jambes de bois, et chargé sans doute de garder cette artillerie, la regardait faire en souriant.