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de cuivre en forme d’urne et voilée d’un crêpe. Une vieille revendeuse met naïvement son caleçon au milieu du brouhaha.

Vers cinq heures, le char-catafalque, vide maintenant, remonte l’avenue des Champs-Élysées afin d’aller se remiser sous l’arc de l’Étoile. Ceci est une belle idée.

Mais les magnifiques chevaux-spectres sont fatigués. Ils ne marchent qu’avec peine, et lentement, au grand effort des cochers. Rien de plus étrange que les hu-ho ! et les dia-hu ! tombant sur cet attelage à la fois impérial et fantastique.

Je reviens chez moi par les boulevards. La foule y est immense. Tout à coup elle s’écarte et se retourne avec une sorte de respect. Un homme passe fièrement au milieu d’elle. C’est un ancien houzard de la garde impériale : vétéran de haute taille et de ferme allure.

Il est en grand uniforme, pantalon rouge collant, veste blanche à passementerie d’or, dolman bleu ciel, colback à flamme et à torsades, le sabre au côté, la sabretache battant la cuisse, l’aigle sur la gibecière. Autour de lui les petits enfants crient : Vive l’empereur !

Il est certain que toute cette cérémonie a eu un singulier caractère d’escamotage. Le gouvernement semblait avoir peur du fantôme qu’il évoquait. On avait l’air tout à la fois de montrer et de cacher Napoléon. On a laissé dans l’ombre tout ce qui eût été trop grand ou trop touchant. On a dérobé le réel et le grandiose sous des enveloppes plus ou moins splendides, on a escamoté le cortège impérial dans le cortège militaire, on a escamoté l’armée dans la garde nationale, on a escamoté les chambres dans les Invalides, on a escamoté le cercueil dans le cénotaphe.

Il fallait au contraire prendre Napoléon franchement, s’en faire honneur, le traiter royalement et populairement en empereur, et alors on eût trouvé de la force là où l’on a failli chanceler.




Aujourd’hui, 11 mars 1841, après trois mois, j’ai revu l’Esplanade des Invalides.

J’étais allé visiter un vieil officier malade. Il faisait le plus beau temps du monde, un soleil chaud et jeune, une journée plutôt de la fin que du commencement du printemps.

Toute l’Esplanade est bouleversée. Elle est encombrée par la ruine des funérailles. On a enlevé l’échafaudage des estrades. Les carrés de gazon qu’elles couvraient ont reparu, hideusement rayés en tous sens par l’ornière profonde des charrettes à plâtras. Des statues qui bordaient l’avenue triom-