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Le char n’entre pas dans la cour des Invalides, la grille posée par Louis XIV serait trop basse. Il se détourne à droite ; on voit les marins entrer dans le soubassement et ressortir avec le cercueil, puis disparaître sous le porche élevé à l’entrée du palais. Ils sont dans la cour.

C’est fini pour les spectateurs du dehors. Ils descendent à grand bruit et en toute hâte des estrades. Des groupes s’arrêtent de distance en distance devant des affiches collées sur les planches et ainsi conçues : Leroy, limonadier, rue de la Serpe, près des Invalides. — Vins fins et pâtisseries chaudes.

Je puis maintenant examiner la décoration de l’avenue. Presque toutes ces statues de plâtre sont mauvaises. Quelques-unes sont ridicules. Le Louis XIV, qui, à distance, avait de la masse, est grotesque de près. Macdonald est ressemblant. Mortier aussi. Ney le serait, si l’on ne lui avait trop haussé le front. Du reste, le sculpteur l’a fait exagéré et risible à force de vouloir être mélancolique. La tête est trop grosse. À ce sujet on raconte que, dans la rapidité de cette improvisation de statues, les mesures ont été mal données. Le jour de la livraison venu, le statuaire a fourni un maréchal Ney trop grand d’un pied. Qu’ont fait les gens des Beaux-arts ? Ils ont scié à la statue une tranche de ventre de douze pouces de large, et ils ont recollé tant bien que mal les deux morceaux.

Le plâtre badigeonné en bronze de l’empereur est embu et couvert de taches qui font ressembler la robe impériale à de la vieille serge verte rapiécée.




Ceci me rappelle — car la génération des idées est un étrange mystère — que cet été, chez M. Thiers, j’entendis Marchand, le valet de chambre de l’empereur, raconter que Napoléon aimait les vieux habits et les vieux chapeaux. Je comprends et je partage ce goût. Pour un cerveau qui travaille, la pression d’un chapeau neuf est insupportable.

— L’empereur, disait Marchand, avait emporté de France trois habits, deux redingotes et deux chapeaux ; il a fait avec cette garde-robe ses six ans de Sainte-Hélène ; il ne portait pas d’uniforme.

Marchand ajoutait d’autres détails curieux. L’empereur, aux Tuileries, semblait souvent changer rapidement de costume. En réalité il n’en était rien. L’empereur était habituellement en costume civil, c’est-à-dire une culotte de casimir blanc, bas de soie blancs, souliers à boucles. Mais il y avait toujours là, dans le cabinet voisin, une paire de bottes à l’écuyère doublée en soie blanche jusqu’au-dessus du genou. Quand un incident survenait et qu’il fallait que l’empereur montât à cheval, il ôtait ses souliers, mettait ses bottes, endossait son uniforme, et le voilà militaire. Puis il ren-