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se présente. Le char s’arrête. Il fait une station de quelques minutes entre la statue de Jeanne d’Arc et la statue de Charles V.

Je puis le regarder à mon aise. L’ensemble a de la grandeur. C’est une énorme masse, dorée entièrement, dont les étages vont pyramidant au-dessus des quatre grosses roues dorées qui la portent. Sous le crêpe violet semé d’abeilles, qui le recouvre du haut en bas, on distingue d’assez beaux détails : les aigles effarés du soubassement, les quatorze Victoires du couronnement portant sur une table d’or un simulacre de cercueil. Le vrai cercueil est invisible. On l’a déposé dans la cave du soubassement, ce qui diminue l’émotion.

C’est là le grave défaut de ce char. Il cache ce qu’on voudrait voir, ce que la France a réclamé, ce que le peuple attend, ce que tous les yeux cherchent, le cercueil de Napoléon.

Sur le faux sarcophage on a déposé les insignes de l’empereur, la couronne, l’épée, le sceptre et le manteau. Dans la gorge dorée qui sépare les Victoires du faîte des aigles du soubassement, on voit distinctement, malgré la dorure déjà à demi écaillée, les lignes de suture des planches de sapin. Autre défaut. Cet or n’est qu’en apparence. Sapin et carton-pierre, voilà la réalité. J’aurais voulu pour le char de l’empereur une magnificence qui fût sincère.

Du reste, la masse de cette composition sculpturale n’est pas sans style et sans fierté, quoique le parti pris du dessin et de l’ornementation hésite entre la renaissance et le rococo.

Deux immenses faisceaux de drapeaux pris sur toutes les nations de l’Europe se balancent avec une emphase magnifique à l’avant et à l’arrière du char.

Le char, tout chargé, pèse vingt-six mille livres. Le cercueil seul pèse cinq mille livres.

Rien de plus surprenant et de plus superbe que l’attelage des seize chevaux qui traînent le char. Ce sont d’effrayantes bêtes, empanachées de plumes blanches jusqu’aux reins, et couvertes de la tête aux pieds d’un splendide caparaçon de drap d’or, lequel ne laisse voir que leurs yeux, ce qui leur donne je ne sais quel air terrible de chevaux-fantômes.

Des valets de pied à la livrée impériale conduisent cette cavalcade formidable.

En revanche, les dignes et vénérables généraux qui portent les cordons du poêle ont la mine la moins fantastique qui soit. En tête deux maréchaux, le duc de Reggio, petit et borgne[1], à droite ; à gauche, le comte Molitor ; en

  1. M. le duc de Reggio n’est pas réellement borgne. Il y a quelques années, à la suite d’un refroidissement, le maréchal a été atteint d’une paralysie locale qui a envahi la joue et la paupière droites. Depuis cette époque il ne peut ouvrir l’œil. Du reste, dans toute cette cérémonie il a montré un admirable courage. Criblé de blessures, âgé de soixante-quinze ans, il est resté en plein air, par un froid de quatorze degrés, depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi, en grand uniforme et sans manteau, par respect pour son général. Il a fait le trajet de Courbevoie aux Invalides à pied, sur ses trois jambes cassées, me disait spirituellement la duchesse de Reggio. Le maréchal, en effet, ayant eu deux fractures à la jambe droite et une à la jambe gauche, a eu bien véritablement trois jambes cassées.
    Après tout, il est remarquable que, sur tant de vieillards exposés pendant si longtemps à ce grand froid, il ne leur soit arrivé malheur à aucun. Chose rare, ces funérailles n’ont enterré personne. (Note de Victor Hugo.)