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Trente-deux pairs ont voté avant moi. À l’appel de mon nom, je me suis levé et j’ai dit :

— Il me répugne presque de déclarer cet homme coupable et de le déclarer innocent.

J’y répugne surtout à cause de la manière dont les questions sont posées.

On me demande s’il y a eu attentat contre la vie ou contre la personne du roi ; je réponds, non. Il n’y a pas eu attentat contre la vie du roi, la vie du roi n’a pas été, n’a pas pu être atteinte. Il n’y a pas eu attentat contre la personne du roi. La personne du roi n’a pas été, n’a pas pu être atteinte. Cependant, Messieurs, quelque chose a été atteint ; ce n’est pas la vie du roi, ce n’est pas la personne du roi. — C’est la majesté royale.

Il y a eu attentat contre la majesté royale.

Maintenant, cet attentat a-t-il été volontaire, prémédité, intentionnel ?

Examinons :

Messieurs les pairs, cette étrange affaire peut être considérée sous deux aspects ; elle offre à l’esprit deux hypothèses : l’hypothèse de l’intention du régicide, l’hypothèse de l’intention du suicide.

Placez-vous au point de vue de l’intention du régicide, tout est obscur ; placez-vous au point de vue de l’intention du suicide, tout devient clair. Est-ce un régicide ? Les motifs manquent, les moyens sont chétifs ; deux pistolets de poche tenus par deux mains qui tremblent ; point de haine contre le roi ; nul dissentiment politique ; l’accusé n’est d’aucun parti ; l’accusé ne lit pas de journaux ; l’accusé a horreur de tous ceux-là, comme il les appelle, qui ont attenté à la vie du roi ; le procureur général déclare que l’accusé professe admiration et respect pour Sa Majesté, l’homme fait un signe de tête et s’incline en marque d’assentiment ; je le répète, au point de vue du régicide toute l’affaire est obscure et impénétrable, au point de vue du suicide, je l’ai dit, elle est parfaitement claire ; quel besoin en effet de motifs de haine, de fanatisme politique, de pistolets sûrs, de coup d’œil ferme, de main énergique, quel besoin de combinaisons habiles et infaillibles pour un crime simulé, pour un attentat qui n’en est pas un ? Le fait ne sera qu’un prétexte, l’apparence suffira, si grossière qu’elle soit. L’accusation s’y trompera, du moins l’accusé l’espère ; la peine capitale sera prononcée, le régicide sera manqué ; oui, mais le suicide sera consommé.

Pour qu’aucun élément essentiel ne fasse défaut à l’accusation, Joseph Henri prépare et laisse derrière lui un écrit où il se charge le plus qu’il peut. Cet écrit, il l’intitule préméditation, chose absurde, si c’est un régicide ; logique, si c’est un suicide.

Vous le voyez. Messieurs, d’un côté, obscurité profonde ; de l’autre, clarté parfaite ; d’un côté, trouble, embarras, doute, contradiction, mystère, problème ; de l’autre, évidence. Ainsi l’accusation examinée, point de régicide.

Intention de suicide ! Rien de plus.

En deux mots, c’est un suicide avec des pistolets chargés à poudre.

Rien de plus ? Est-ce là vraiment tout ? Ne reste-t-il pas quelque chose encore ? Est-ce que nous devons nous borner, cela posé, cela dit, cela établi, cela prouvé, à renvoyer l’accusé et à le déclarer, sinon acquitté, du moins absous ?

Non, Messieurs, le déclarer innocent ce ne serait pas moins immoral que le déclarer coupable : je m’explique, coupable de régicide.

Que reste-t-il donc. Messieurs, je l’ai indiqué en commençant, ce qui reste le voici : c’est l’attentat à la dignité royale, c’est l’ancien crime de lèse-majesté. Non, Messieurs, parce qu’il sera prouvé que la distance du point où était l’accusé au point où était le roi était trop grande, et je l’admets ; parce qu’il sera prouvé que l’accusé n’était pas entièrement sain d’esprit, et je l’admets ; parce qu’il sera prouvé que ses pistolets n’étaient pas chargés, et je l’admets, parce que tout cela sera prouvé, tout ne sera pas dit.

Tout cela prouvé, il reste un crime.

Un crime considérable, un attentat odieux et stupide, une violation de la paix publique, une offense à la plus haute personne de l’empire, un trouble immense jeté par le caprice d’un individu, dans la France, dans l’Europe, dans les idées pacifiques et graves qui sont les éléments de la civilisation même et qui sont en travail chez tous les peuples. Travail auguste que