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Chacun causait avec son voisin. Louis Bonaparte paraissait préférer à sa voisine de gauche sa voisine de droite. La marquise du Hallays a trente-six ans, et les paraît. De beaux yeux, peu de cheveux, la bouche laide, la peau blanche, la gorge éclatante, le bras charmant, les plus jolies petites mains du monde, les épaules admirables. Elle est séparée en ce moment de M. du Hallays. Elle a fait huit enfants, les sept premiers avec son mari. Il y a quinze ans qu’elle s’est mariée. Dans les premiers temps de son mariage, elle venait trouver son mari au salon en plein jour, elle lui disait : — Viens donc ! — et elle l’emmenait se coucher. Quelquefois un domestique venait dire : — Mme  la marquise demande M. le marquis. — Le marquis obéissait.

Cela faisait sourire les assistants.

Aujourd’hui le marquis et la marquise sont brouillés.

— Vous savez, me dit tout bas La Moskowa, elle a été la maîtresse de Napoléon, fils de Jérôme, elle est maintenant à Louis. — Eh bien, fis-je, changer un Napoléon pour un Louis, cela se voit tous les jours.

Ces méchants calembours ne m’empêchaient pas de manger, et j’observais.

Les deux femmes assises aux côtés du président avaient des chaises carrées par le haut. Celle du président était surmontée d’un petit chef arrondi. Au moment d’en tirer quelque induction, je regardai les autres chaises et je vis que quatre ou cinq convives, du nombre desquels j’étais moi-même, avaient des chaises pareilles à celle du président. Ces chaises étaient en velours rouge à clous dorés. Une remarque plus sérieuse, c’est que tous les assistants appelaient le président de la République Monseigneur et Votre Altesse. Moi qui l’appelais Prince, j’avais l’air d’un démagogue.

Le prince me demanda des nouvelles de ma femme, puis s’excusa beaucoup de la rusticité du service.

— Je ne suis pas encore installé, me dit-il, avant-hier, quand je suis arrivé, c’est à peine si j’avais un matelas pour me coucher.

Cela n’était pas étonnant, Cavaignac ayant fait le lit de Bonaparte.

Le dîner était médiocre et le prince avait raison de s’excuser. Le service en porcelaine blanche commune, l’argenterie bourgeoise, usée et grossière. Au milieu de la table, il y avait un assez beau vase en craquelé, monté en cuivre doré du mauvais goût Louis XVI.

Cependant nous entendions une musique dans une salle voisine. — C’est une surprise, nous dit le président, ce sont les musiciens de l’Opéra.

Un moment après, on nous passa un programme écrit à la main qui indiquait les cinq morceaux qu’on était en train d’exécuter :

1° Prière de la Muette ;

2° Fantaisie sur des airs favoris de la Reine Hortense ;

3° Final de Robert Bruce ;