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IX


Quand le général Allard[1] arriva à la cour de Runjeet-Sing, roi de Lahore, ce n’était qu’un pauvre capitaine français cherchant fortune au loin après la chute de l’empire et de l’empereur. Lui, et un autre français qui l’avait suivi, tâchaient de se faire agréer et de se rendre utiles à cette cour demi-barbare. Triste condition de l’exil d’apprivoiser l’hospitalité des pays sauvages !

Un jour, Allard obtient du maharadjah la permission de faire des fouilles. Alexandre a passé dans cette partie de l’Inde. On trouve parfois çà et là des médailles grecques, des vases, des poignées d’épée, des débris. La fouille fut heureuse. On déterra entre autres choses de prix une urne pleine de monnaies. Allard, ravi, fit porter la trouvaille au roi.

Le maharadjah était assis dans sa tente, à terre, sur un tapis, les jambes croisées. Force nababs faisaient cercle autour du roi.

— Qu’est cela ? dit Runjeet-Sing en apercevant l’urne déposée à ses pieds.

— Sire, répondit Allard, ce sont des monnaies grecques. Cela a appartenu aux soldats d’Alexandre, un illustre maharadjah presque aussi puissant et presque aussi grand que vous. C’est très précieux.

Runjeet-Sing regarda dédaigneusement ces pauvres sous macédoniens, couverts de poussière, vert de grisés, sordides.

— Cela est précieux ?

— Oui, sire.

— Et pourquoi ?

— Parce que cela est ancien.

— Tu te trompes, dit le roi sauvage, une chose n’est pas précieuse parce qu’elle est ancienne.

Il resta un moment pensif, puis prenant une poignée de terre à côté de lui :

— Regarde, dit-il. Cela est plus ancien que tes monnaies, et pourtant cela n’est pas précieux.

  1. Le général Allard fut aide de camp du maréchal Brune, puis, ayant cherché fortune en Égypte et en Perse, se mit au service de Runjeet-Sing dont il organisa les armées. Ce qui permit au souverain de soumettre le Pendjab. (Note de l’éditeur.)