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[LES JOURNÉES DE JUIN.]


L’émeute de juin présenta, dès le premier jour, des linéaments étranges[1]. Elle montra subitement à la société épouvantée des formes monstrueuses et inconnues.

La première barricade fut dressée dès le vendredi matin 23 à la porte Saint-Denis ; elle fut attaquée le même jour. La garde nationale s’y porta résolument. C’étaient des bataillons de la première et de la deuxième légion. Quand les assaillants, qui arrivaient par le boulevard, furent à portée, une décharge formidable partit de la barricade et joncha le pavé de gardes nationaux. La garde nationale, plus irritée qu’intimidée, se rua sur la barricade au pas de course.

En ce moment, une femme parut sur la crête de la barricade, une femme jeune, belle, échevelée, terrible. Cette femme, qui était une fille publique, releva sa robe jusqu’à la ceinture et cria aux gardes nationaux, dans cette affreuse langue de lupanar qu’on est toujours forcé de traduire : — Lâches, tirez, si vous l’osez, sur le ventre d’une femme.

Ici la chose devient effroyable. La garde nationale n’hésita pas. Un feu de peloton renversa la misérable. Elle tomba en poussant un grand cri. Il y eut un silence d’horreur dans la barricade et parmi les assaillants.

Tout à coup une seconde femme apparut. Celle-ci était plus jeune et plus belle encore ; c’était presque une enfant, dix-sept ans à peine. Quelle profonde misère ! c’était encore une fille publique. Elle leva sa robe, montra son ventre, et cria : — Tirez, brigands ! — On tira. Elle tomba trouée de balles sur le corps de la première.

Ce fut ainsi que cette guerre commença.

Rien n’est plus glaçant et plus sombre. C’est une chose hideuse que cet héroïsme de l’abjection où éclate tout ce que la faiblesse contient de force ; que cette civilisation attaquée par le cynisme et se défendant par la barbarie. D’un côté le désespoir du peuple, de l’autre le désespoir de la société.

  1. À la fin de juin, quatre mois après la proclamation de la République, le travail régulier s’était arrêté, et les inutiles ateliers, dits ateliers nationaux, venaient d’être dissous par l’Assemblée nationale. La misère fit alors éclater une des plus formidables insurrections qu’ait enregistrées l’histoire. Le pouvoir était encore aux mains d'une Commission exécutive de cinq membres, Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès et Marie. Le général Cavaignac était ministre de la guerre. (Note de l’éditeur.)