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LE QUINZE MAI[1].


L’invasion du 15 mai fut un étrange spectacle.

Qu’on se figure la halle mêlée au sénat. Des flots d’hommes déguenillés descendant ou plutôt ruisselant le long des piliers des tribunes basses et même des tribunes hautes jusque dans la salle, des milliers de drapeaux agités de toutes parts, les femmes effrayées et levant les mains, les émeutiers juchés sur le pupitre des journalistes, les couloirs encombrés ; partout des têtes, des épaules, des faces hurlantes, des bras tendus, des poings fermés ; personne ne parlant, tout le monde criant, les représentants immobiles ; cela dura trois heures.

Le bureau du président, l’estrade des secrétaires, la tribune, avaient disparu et n’étaient plus qu’un monceau d’hommes. Des hommes étaient assis sur le dossier du président, à cheval sur les griffons de cuivre de son fauteuil, debout sur la table des secrétaires, debout sur les consoles des sténographes, debout sur les rampes du double escalier, debout sur le velours de la tribune. La plupart pieds nus. En revanche les têtes couvertes.

L’un d’eux prit et mit dans sa poche une des deux petites horloges qui sont des deux côtés de la tribune pour l’usage des rédacteurs du Moniteur.

Brouhaha effrayant. La poussière comme de la fumée, le vacarme comme le tonnerre. Il fallait une demi-heure pour faire entendre une demi-phrase.

Blanqui pâle et froid au milieu de tout cela.

Aussi ce qu’on voulait dire on l’écrivait, et on hissait à chaque instant, au-dessus des têtes, des écriteaux au bout d’une pique.

Les émeutiers des tribunes frappaient de la hampe de leurs drapeaux sur les chapeaux des femmes ; la curiosité luttant avec l’effroi, les femmes tinrent bon pendant trois quarts d’heure, mais elles finirent par s’enfuir et elles disparurent toutes. Une seule resta quelque temps, jolie, parée, avec un chapeau rose, épouvantée et prête à se jeter dans la salle pour échapper à la foule qui l’étouffait.

  1. Le mouvement du 15 mai fut provoqué par les malheurs de la Pologne. Une vive agitation régnait dans Paris. Une foule énorme se porta le 15 à la place de la Bastille, défila sur les boulevards aux cris de : Vive la République ! vive la Pologne ! La démonstration paraissait devoir être pacifique, lorsque, arrivé place de la Concorde, un grand nombre de manifestants, sous prétexte d’une pétition à présenter à l’Assemblée en faveur de la Pologne, envahit la Salle des séances où Walewski développait à la tribune une interpellation sur la Pologne. (Note de l’éditeur.)