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LAMARTINE.


[Mai.]

Lamartine, averti par le télégraphe[1], arriva en hâte à Paris. Il était chez lui rue de l’Université, 80, le vendredi soir, veille du jour où le combat devait s’engager entre Cavaignac et la commission exécutive. Plusieurs amis étaient venus le recevoir au débotté. Mme de Girardin, toujours attachée à ce grand et noble esprit, était du nombre. La conversation s’engagea. Mme de Girardin pressa Lamartine. — Vous allez combattre, j’espère. C’est votre dernière chance. Faites le jour sur Cavaignac et sur vous. — Lamartine ne répondait pas, ou était évasif. Il dit enfin : — Non. Je ne parlerai pas. Je ne veux pas monter au pouvoir sur le cadavre de Cavaignac. — Sa femme qui l’écoutait avec anxiété, et qui n’avait pas encore dit une parole, laissa échapper ce cri : — Il y est bien monté sur le tien !




Samedi 6 mai, Lamartine fit à l’Assemblée le rapport du Gouvernement provisoire. Il fut très applaudi. Le soir, rumeur et colère au club Blanqui. Après un discours d’Alphonse Esquiros sur les sourds-muets contre l’instituteur Delanno, un homme aux bras nus, le menton englouti dans une énorme cravate rouge, s’écria : — Je viens d’entendre le citoyen de Lamartine à l’Assemblée (appuyant sur le de). Jusque-là j’étais sa dupe. Je ne le suis plus. Je croyais à son éloquence, à sa politique, à son humanité. Aujourd’hui je le vois tel qu’il est. Le citoyen de Lamartine n’est pas un orateur, n’est pas un ministre, n’est pas un homme. Il trompe la France et trahit le peuple. J’ai été longtemps séduit moi-même par cette parole emmiellée, mais aujourd’hui je vois que sa langue n’a pas de racine dans son cœur.

Le discours se terminait en escopette. Il fut frénétiquement applaudi, notamment par Esquiros. Le reste de la séance se passa en motions à propos des événements de Rouen qu’on ne qualifiait que boucherie, tuerie, massacre, Saint-Barthélemy des ouvriers. Une caricature circulait dans le club. Cette caricature représentait Lamartine ayant dans sa manche Henri V dont on voyait passer la tête. Lamartine le renfonçait doucement dans sa manche en disant : Monseigneur, attendez encore un peu. Tout à l’heure ! Tout à l’heure !

  1. Après la révolution de Février, le gouvernement provisoire, ayant procédé aux élections de l’Assemblée constituante, remettait le 10 mai le pouvoir à une commission exécutive de cinq membres : Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru-Rollin. Le 17 mai, le ministère de la guerre fut offert au général Cavaignac, qui l’accepta par dévouement et obtint de la commission exécutive, moins aveugle que le gouvernement provisoire, l’autorisation de constituer une armée de Paris. (Note de l’éditeur.)