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Je ne retrouvai pas Victor dans la salle où il devait m’attendre. Je pensai que, perdant patience, il était retourné seul à la maison.

Quand je descendis sur la place de Grève, la foule était encore tout émue et consternée de l’inexplicable collision de l’heure d’auparavant. Je vis passer le cadavre d’un blessé qui venait d’expirer. C’était, me dit-on, le cinquième. On le transportait, comme les autres, à la salle Saint-Jean, où étaient déjà exposés les morts de la veille, au nombre de plus de cent.

Avant de regagner la place Royale, je fis un tour pour visiter nos postes. Devant la caserne des Minimes, un garçonnet d’une quinzaine d’années, armé d’un grand fusil de la ligne, montait fièrement la garde. Il me sembla l’avoir déjà vu le matin ou même la veille. — Vous êtes donc en faction de nouveau ? lui dis-je. — Non, pas de nouveau, toujours ; on n’est pas venu me relever. — Ah çà ! depuis quand donc êtes-vous là ? — Eh ! voilà bien dix-sept heures ! — Comment ! vous n’avez pas dormi ? vous n’avez pas mangé ? — Si, j’ai mangé. — Oui, vous avez été chercher de la nourriture ? — Oh ! non ! est-ce qu’une sentinelle quitte son poste ? Ce matin, j’ai crié à la boutique en face que j’avais bien faim, et on m’a apporté du pain. — Je me hâtai de faire remplacer le brave enfant.

En arrivant place Royale, je demandai Victor. Il n’était pas rentré. Un frisson me saisit ; je ne sais pourquoi la vision de ces morts transportés à la salle Saint-Jean traversa ma pensée. Si mon Victor avait été surpris dans cette sanglante bagarre ? Je donnai un prétexte pour sortir de nouveau. Vacquerie était là, je lui dis tout bas mon angoisse, il s’offrit à m’accompagner.

Nous allâmes d’abord trouver M. Froment-Meurice, dont les magasins étaient rue Lobau, à côté de l’Hôtel de Ville, et je le priai de me faire entrer à la salle Saint-Jean. Il essaya d’abord de me détourner de ce spectacle hideux ; il l’avait vu la veille et en gardait encore l’impression d’horreur. Je crus saisir comme des ménagements dans ces réticences, j’insistai d’autant plus, et nous partîmes.

Dans la grande salle Saint-Jean, transformée en une vaste morgue, s’étendait sur des lits de camp la longue file des cadavres, méconnaissables pour la plupart. Et je passai la sinistre revue, frémissant quand un des morts était jeune et mince avec des cheveux châtains. Oh ! oui, le spectacle était horrible de ces pauvres morts ensanglantés ! Mais je ne saurais le décrire ; tout ce que je voyais de chacun d’eux, c’est que ce n’était pas mon enfant. J’arrivai enfin au dernier et je respirai.

Comme je sortais du lieu lugubre, je vis accourir à moi Victor bien vivant. Il avait quitté la salle où il m’attendait lorsqu’il avait entendu la fusillade, il n’avait pas retrouvé son chemin, et il avait été voir un ami.