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II


C’était vers l’époque du divorce. M. Mole, sur le point d’être nommé grand-juge, faisait très fort sa cour à l’empereur.

Un soir l’empereur était dans le salon de famille. Il y avait l’empereur, l’impératrice, l’archichancelier, et Jérôme. M. Mole était dans un coin.

Entrèrent Talleyrand et Fouché. Ils avaient fait quelque méfait. L’empereur, souriant et gai le moment d’auparavant, jugea utile de se mettre en colère. — Ah ! Monsieur l’évêque ! Ah ! Monsieur le moine ! — Il les traite comme deux drôles.

Le prince de Bénévent et le duc d’Otrante écoutèrent en silence et subirent la bourrasque, impassibles, immobiles, Talleyrand avec son masque de plâtre, Fouché avec sa face de pain d’épice, comme si le tonnerre eût grondé sur d’autres. Je me trompe, la harangue impériale n’était pas un coup de tonnerre, c’était un coup de pied au cul. La chose finie, ils saluèrent profondément Sa Majesté et se retirèrent. Les gens de service les virent passer dans l’antichambre l’air satisfait.

Mais Jérôme n’était pas content. Comme il était tout jeune homme, petit prince devant le grand empereur, nain devant le géant et un enfant devant un héros, quand il n’était pas de l’avis de Napoléon et que quelque chose le froissait, il se taisait et faisait la mine.

L’empereur s’approcha.

— Eh bien, qu’avez-vous donc, Monsieur le roi de Westphalie ?

— Sire…

— Parlez.

— Sire…

— Mais parlez donc. Monsieur le petit roi !

— Eh bien. Sire, si j’avais à me plaindre de Talleyrand et de Fouché, et si j’étais l’empereur, je les ferais fusiller ou pendre, mais je ne les mortifierais pas.

L’empereur se mit à rire.

— Il ne faut pas dire fusiller ou pendre, Monsieur. Il faut dire fusiller et pendre. Fusiller Talleyrand, pendre Fouché, ce sera mesuré, ce sera bien.

Puis il prit un air sérieux.

— Et que dit Monsieur l’archichancelier ?

— Sire, je dis que le roi de Westphalie n’a pas tout à fait tort.

L’empereur devint soucieux.

En effet, il devait crouler pour d’autres causes ; mais la dent des rats n’a pas nui à l’écroulement.