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— Ce serait trop bête de nous faire tuer en curieux ! me dit M. Ernest Moreau. Passons de l’autre côté de l’eau.

Nous longeons l’Institut et le quai de la Monnaie. Au Pont-Neuf, nous nous croisons avec une troupe armée de piques, de haches et de fusils, conduite, tambour en tête, par un homme agitant un sabre et vêtu d’un grand habit à la livrée du roi. C’est l’habit du cocher qui vient d’être tué rue Saint-Thomas-du-Louvre.


Quand nous arrivons, M. Moreau et moi, à la place Royale, nous la trouvons toute remplie d’une foule anxieuse. Nous sommes aussitôt entourés, questionnés, et nous n’arrivons pas sans peine à la mairie. La masse du peuple est trop compacte pour qu’on puisse parler sur la place. Je monte, avec le maire, quelques officiers de la garde nationale et deux élèves de l’École polytechnique, au balcon de la mairie. Je lève la main, le silence se fait comme par enchantement. Je dis :

— Mes amis, vous attendez des nouvelles. Voilà ce que nous savons : M. Thiers n’est plus ministre, le maréchal Bugeaud n’a plus le commandement (Applaudissements). Ils sont remplacés par le maréchal Gérard et par M. Odilon Barrot (Applaudissements, mais plus clairsemés). La Chambre est dissoute. Le roi a abdiqué (Acclamation universelle). La duchesse d’Orléans est régente (Quelques bravos isolés, mêlés à de sourds murmures).

Je reprends : — Le nom d’Odilon Barrot vous est garant que le plus large appel sera fait à la nation et que vous aurez le gouvernement représentatif dans toute sa sincérité.

Sur plusieurs points des applaudissements me répondent, mais il paraît évident que la masse est incertaine et non satisfaite.

Nous rentrons dans la salle de la mairie. — Il faut à présent, dis-je à M. Ernest Moreau, que j’aille faire la proclamation sur la place de la Bastille. Mais le maire est découragé. — Vous voyez bien que c’est inutile, me dit-il, tristement ; la Régence n’est pas acceptée. Et vous avez parlé ici dans un milieu où vous êtes connu, où vous êtes aimé ! À la Bastille, vous trouveriez le peuple révolutionnaire du faubourg, qui vous ferait un mauvais parti peut-être. — J’irai, dis-je, je l’ai promis à Odilon Barrot. — J’ai changé de chapeau, reprit en souriant le maire, mais rappelez-vous mon chapeau de ce matin. — Ce matin, l’armée et le peuple étaient en présence, il y avait danger de conflit ; à l’heure qu’il est, le peuple est seul, le peuple est maître. — Maître... et hostile, prenez-y garde ! — N’importe ! j’ai promis, je tiendrai ma promesse.

Je dis au maire que sa place à lui était à la mairie et qu’il y devait rester, mais plusieurs officiers de la garde nationale se présentèrent spontanément