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On dit le roi fort calme et même gai. Il ne faut pourtant pas trop jouer ce jeu. Toutes les parties qu’on y gagne ne servent qu’à faire le total de la partie qu’on y perd.


Minuit sonne en ce moment. Il y a dix pièces de canon place de Grève. L’aspect du Marais est lugubre. Je m’y suis promené et je rentre. Les réverbères sont brisés et éteints sur le boulevard fort bien nommé le boulevard noir. Il n’y a eu ce soir de boutiques ouvertes que rue Saint-Antoine. Le théâtre Beaumarchais a fermé. La place Royale est gardée comme une place d’armes. Des troupes sont embusquées sous les arcades. Rue Saint-Louis, un bataillon est adossé silencieusement le long des murailles dans les ténèbres.

Tout à l’heure, quand l’heure a sonné, nous nous sommes levés et nous sommes allés sur le balcon, en disant : C’est le tocsin !


24 février.

Au jour, je vois, de mon balcon, arriver en tumulte devant la mairie une colonne de peuple mêlé de garde nationale. Une trentaine de gardes municipaux gardaient la mairie. On leur demande à grands cris leurs armes. Refus énergique des gardes municipaux, clameurs menaçantes de la foule. Deux officiers de la garde nationale interviennent : — À quoi bon répandre encore le sang ? toute résistance serait inutile. — Les gardes municipaux déposent leurs fusils et leurs munitions et se retirent sans être inquiétés.

Le maire du viiie arrondissement, M. Ernest Moreau, me fait prier de venir à la mairie. Il m’apprend la terrifiante nouvelle du massacre des Capucines. Et, de quart d’heure en quart d’heure, d’autres nouvelles arrivent de plus en plus graves. La garde nationale prend décidément parti cette fois contre le gouvernement et crie : Vive la Réforme ! L’armée, effrayée de ce qu’elle-même avait fait la veille, semble vouloir se refuser désormais à cette lutte fratricide. Rue Sainte-Croix-la-Bretonnerie, les troupes se sont repliées devant la garde nationale. On vient nous dire qu’à la mairie voisine du ixe arrondissement les soldats fraternisent et font patrouille avec les gardes nationaux. Deux autres messagers en blouse se succèdent : — La caserne de Reuilly est prise. — La caserne des Minimes s’est rendue.

— Et du gouvernement, je n’ai ni instruction, ni nouvelles ! dit M. Ernest Moreau. Quel est-il seulement, ce gouvernement ? Le ministère Molé existe-t-il encore ? Que faire ? — Allez jusqu’à la préfecture de la Seine, lui dit M. Perret, membre du conseil général ; l’Hôtel de Ville est à deux pas. — Eh bien, venez avec moi.

Ils partent. Je fais une reconnaissance autour de la place Royale. Partout