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que vous avez tort ; mais comme je ne puis me passer de vous, je renonce à l’interpellation.

J’étais dans ce moment-là entre le sage et le fou de la Chambre des pairs. Le fou me donnait le conseil sage, et le sage le conseil fou. J’ai eu tort, je le reconnais, de suivre le conseil du sage avec la conviction que le fou avait raison. Mais que faire ? La loi des assemblées, c’est de n’y agir jamais seul.

Boissy avait écouté notre conversation. — Vous ne signez pas, me dit-il ? — Non, lui répondis-je. Vous le voyez, Daru refuse.

— Eh bien, je signe et je ferai l’interpellation.

Il prit la plume, signa, et, comme il allait quitter le banc et faisait signe à un huissier de porter l’interpellation au président (qui, ce jour-là, était M. Barthe et non le chancelier), le comte Daru retint Boissy par le bras et lui dit : — Prenez garde ! Vous croyez tout sauver, vous allez tout perdre.

Boissy s’arrêta, me regarda fixement, comme cherchant un conseil dans mes yeux, resta un moment pensif, et déchira la feuille sur laquelle il venait de signer en disant : — Comme vous voudrez.

Un moment après, il retourna à sa place, mais il ne put laisser finir la séance sans annoncer qu’il interpellerait le cabinet le surlendemain lundi sur la situation de la capitale ; annonce qui fut fort mal accueillie par la Chambre.

Avant de s’en aller, Boissy vint à moi et me dit : — M’appuierez-vous ? — Vous n’en doutez pas, lui dis-je. Il me serra la main en disant : — J’y ai bien compté.

Cependant la salle s’était vidée, le lustre s’était éteint, il ne restait plus que quelques bougies çà et là, et nous étions demeurés à nos places, Daru et moi.

Daru me disait : — Ne regrettez pas cette interpellation. Je vous jure qu’elle eût tout gâté. Quoi qu’il arrive, le ministère est changé à l’heure qu’il est. M. Molé a été appelé chez le roi et a dans sa poche la liste d’un nouveau cabinet.

Je pressai Daru de questions et nous causâmes assez longtemps. À sa réserve, je jugeai qu’il faisait partie du ministère nouveau. Le mercredi suivant, quand la liste du ministère Mole circula, je vis que je ne m’étais pas trompé. Cependant Daru savait le fond de l’émeute : 20 000 ouvriers venus d’Amiens, de Beauvais et de Rouen à Paris, payés, enrégimentés, et prêts à une sorte de bataille rangée ; les comités révolutionnaires en permanence, tous les symptômes d’une crise, tous les préparatifs d’une journée ; et il ne voyait rien dans tout cela que la chute de Guizot et l’avènement de Molé ! J’y voyais autre chose et notre conversation dura près d’une heure.