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les postures, dans tous les travestissements, étalant tous les costumes et, ce qui est pire, toutes les nudités.

Là, un mulâtre à gros ventre, à figure affreuse, vêtu comme les planteurs d’une veste et d’un pantalon de basin blanc, et coiffé d’une mitre d’évêque, la crosse en main et l’air furieux. Ailleurs, trois ou quatre nègres tout nus, affublés d’un chapeau à trois cornes et vêtus d’un habit de soldat rouge ou bleu, les buffleteries blanches croisées sur leur peau noire, harcelaient un malheureux milicien prisonnier, qu’ils traînaient par la ville les mains liées derrière le dos. Ils frappaient du plat de la main sur sa chevelure poudrée et en tiraient la longue queue avec de grands éclats de rire. De temps en temps, ils s’arrêtaient et le forçaient à se mettre à genoux, lui faisant signe que c’était là qu’ils allaient le fusiller. Puis ils le relevaient d’un coup de crosse et allaient quelques pas plus loin recommencer cette agonie.

Une ronde de vieilles mulâtresses gambadaient au milieu de la foule. Elles s’étaient accoutrées des robes les plus fraîches de nos femmes blanches les plus jeunes et les plus jolies, et elles relevaient leur jupe en dansant de façon à montrer leurs jambes sèches et leurs cuisses jaunes. Bien d’étrange du reste comme toutes ces modes charmantes du siècle frivole de Louis XV, ces larges paniers, ces habits à pasquilles, ces falbalas, ces caracos de velours, ces jupes de pékin, ces dentelles, ces panaches, tout ce luxe coquet et fantasque, mêlé à ces faces difformes, noires, camuses, crépues, effroyables. Ainsi affublés, ce n’étaient plus même des nègres et des négresses ; c’étaient des guenons et des singes. Ajoutez à cela un vacarme assourdissant. Toute bouche qui ne faisait pas une contorsion poussait un hurlement.

Je n’ai pas fini : il faut que vous acceptiez cette peinture complète, et jusqu’au moindre détail.

À vingt pas de moi, il y avait un cabaret, signalé par une couronne d’herbes sèches passée dans une pioche. Un affreux bouge. Rien qu’une lucarne et des tables à trois pieds. À cabaret borgne, tables boiteuses. Des nègres et des mulâtres buvaient là, et s’enivraient, et s’abrutissaient, et fraternisaient. Il faut avoir vu ces choses pour les peindre. Devant les tables des ivrognes se pavanait une négresse assez jeune, vêtue d’une veste d’homme non boutonnée, d’une jupe de femme à peine attachée, coiffée d’une immense perruque de magistrat, un parasol sur une épaule, et un fusil à baïonnette sur l’autre, sans chemise d’ailleurs et le ventre nu.

Je vous l’ai dit, des nudités partout. Quelques blancs absolument nus couraient misérablement à travers ce pandémonium. On emportait sur une civière le cadavre d’un gros homme tout nu, de la poitrine duquel sortait un poignard comme une croix sort de terre.